Les noires obsessions de The Afghan Whigs

Epargnés par le succès grand public dans les années 1990, The Afghan Whigs renouent avec leur passé, mais aussi avec leurs démons et leurs compositions ténébreuses et obsédantes.

par Christophe Dutoit

Pas toujours évident d’être et d’avoir été… Groupe phare et très influent durant les années 1990, The Afghan Whigs en savent quelque chose. Après s’être réduits au silence au tournant du millénaire, les Américains se sont rabibochés dix ans plus tard, avant de sortir l’excellent album To do the beast en 2014. Toujours à l’ombre de la gloire, Greg Dulli et ses comparses viennent de renouer avec la composition et publient In spades, un huitième album à l’élégance renouvelée.

Avec le bassiste John Curley, dernier rescapé de la formation d’origine, Greg Dulli fait partie de cette caste de dandys lettrés capables d’égrainer des horreurs avec un large sourire. L’air de ne pas y toucher. Derrière ses Ray Ban et sa chemise irrémédiablement noire, le chanteur de 52 ans évoque d’emblée son enfance dans Birdland, du nom du quartier où il a grandi. Comme à son habitude, il parle d’amours gâchées, de rancœurs, de souvenirs éphémères qui resurgissent sous forme de flashes. Comme dans un film de David Lynch.

«L’amour est un mensonge»
Une fois n’est pas coutume pour ce premier titre, Dulli use (et abuse un peu quand même, soyons francs) d’arrangements de cordes. Comme s’il fallait absolument donner une luxuriance cinématographique à cette comptine perverse. Par chance, le reste de l’album ne se permet plus ce genre d’incartades de chambre.

Dès les premières notes d’Arabian heights, The Afghan Whigs retournent à leurs premières amours. Une rythmique tribale et hypnotique, des guitares ultra-efficaces avec leurs sonorités imposantes et cette voix de tête, à la fois aérienne et éraillée. En quelques secondes, Greg Dulli lâche ses chiens, singe au passage un rythme de dancefloor et aboutit à un constat simple et glacial: «Love is a lie.» Implacable.

Eventail élargi
Jamais très loin de l’écriture de Josh Homme ou de Trent Reznor, Greg Dulli élargit encore son éventail. Un piano sur Demon in profile ou la très fine ballade
I got lost, un violon sur The spell. Mais c’est surtout grâce à l’électricité que l’Américain s’exprime le mieux. Notamment ce lourd son de fuzz sur Copernicus, titre tournoyant comme une spirale infernale, ou les guitares claires de Light as a feather.

Dans une Amérique de plus en plus attristée par sa présidence et face au délitement de sa classe dirigeante, la noirceur affichée de longue date par The Afghan Whigs trouve un nouvel écho sur ce disque tourné vers le passé, mais sans nostalgie. Dès l’été, le groupe remontera sur scène, là où sa musique prend pleinement son envol. L’occasion surtout de sortir de leur placard les titres composés dans les années 1990, à une époque où le public était certainement moins prêt qu’aujourd’hui à entrer dans ce monde de sonorités exigeantes. Et à accepter de se regarder dans le miroir, parfois peu ragoûtant sur l’humanité, que tend Greg Dulli à ses auditeurs depuis plus de trente ans.

The Afghan Whigs, In spades, Sub Pop, www.theafghanwhigs.com
En concert, le 6 août, au Mascotte de Zurich

Trois disques incontournables

Gentleman (1993)

The Afghan Whigs se forment en 1986, à Cincinnati, autour du guitariste et chanteur Greg Dulli. L’ambition avouée s’imagine au carrefour de The Band, de The Temptations (dont ils reprennent d’ailleurs Psychedelic shack) et du Crazy Horse de Neil Young. Soit un mélange de vieux rock, de soul et de délires bruitistes. Deux ans plus tard, le groupe autoproduit son premier album, Big top halloween, qui attire l’attention de Sup Pop, le label qui vient de découvrir Nirvana. En plein boom grunge, The Afghan Whigs sortent le single Retarded, qui cartonne dans les radios collégiennes US. En deux albums (Up in it et Congregation), le groupe affine ses sonorités soul punk (étrange mélange, s’il en est), comme si Stax ou Motown s’acoquinaient avec l’indie rock en pleine effervescence. En 1993, Gentleman ouvre au sextet la porte des tournées mondiales. Avec des titres comme Be sweet ou Fountain and fairfax, Greg Dulli parle ouvertement de dépression, de sexe, de dépendance. Un premier chef-d’œuvre.

Black love (1996)

Portés aux nues par la critique, The Afghan Whigs peinent à convaincre le grand public, même si le groupe passe régulièrement sur MTV. Qu’importe! Greg Dulli ne déroge pas à sa ligne de conduite. Il est le seul musicien à participer à l’enregistrement du premier album des Foo Fighters, le projet solo de Dave Grohl après le naufrage de Nirvana. Surtout, il écrit Black love, le cinquième album de The Afghan Whigs, où il plonge encore plus profond dans la noirceur et évoque au grand jour ses obsessions malsaines pour le meurtre ou la paranoïa. Sur scène, le groupe explose littéralement, d’abord en première partie de Neil Young, puis lors d’une tournée mondiale qui passe par Fri-Son en mars 1996 et laisse des traces indélébiles sur certains spectateurs. Parfois comparés aux Stones période Exile on Main Street – toujours pour cette épice soul sur leur rock sauvage – The Afghan Whigs se brûlent les ailes au fil de trop longues nuits sans sommeil. Après l’album 1965, le groupe décide, amicalement, de mettre un terme à l’aventure, en 2001.

Saturnalia (2008)

Après s’être reconstruit avec un premier projet parallèle nommé The Twilight Singers, Greg Dulli entame une fructueuse collaboration avec Mark Lanegan, ancien chanteur des Screaming Trees ou des Queens of the Stone Age. Alors que chacun joue sur un album de l’autre, la complicité est telle que le duo écrit une dizaine de titres, publiés en 2008 sous le nom de The Gutter Twins. Là encore, le succès est d’estime, même si Marianne Faithful fait sienne The stations, complainte maladive et sublime. A l’image des Pixies, l’idée de reformer The Afghan Whigs naît lors d’une poignée de retrouvailles sur scène. La magie opère toujours et le band ne tarde pas à composer de nouvelles chansons, réunies en 2014 sur l’album To do the beast. Après seize ans de mutisme discographique, le groupe n’a rien perdu de sa complexité ni de sa tension, surtout sur scène où il convainc un nouveau public nourri aux sonorités postrock et stoner. Longtemps en avance sur son temps, The Afghan Whigs se retrouvent désormais en phase avec leur époque.

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