Lionel Shriver: au cœur du chaos, la vie

Révélée par Il faut qu’on parle de Kevin, Lionel Shriver propose un étonnant roman futuriste 
et satirique. Où une famille américaine tente 
de continuer à vivre, malgré le chaos économique que connaissent les Etats-Unis en cette année 2029.


Par Eric Bulliard

Le pire, c’est qu’on y croit. Parce que ce monde de 2029 ressemble au nôtre. A peine un peu plus désespéré, marqué par quelques désastres écologiques et une situation économique catastrophique. Avec Les Mandible, Lionel Shriver a choisi la fiction, bien sûr, mais son récit demeure plausible et à l’évidence fondé sur une vaste documentation (économique en particulier) et une réflexion profonde sur l’état de notre société occidentale.

Les spécialistes y reconnaîtront une dystopie. Soit le récit d’une société imaginaire où le bonheur est empêché (contrairement à l’utopie). Mais le sous-titre (Une famille, 2029-2047) l’indique clairement: l’auteure américaine (désormais installée à Londres) continue à s’intéresser à la cellule familiale et à ses liens si singuliers. Comme elle le fait depuis le roman qui l’a révélée en 2006, le troublant Il faut qu’on parle de Kevin, adapté au cinéma cinq ans plus tard.

Lionel Shriver se lance ici avec brio dans la satire, à la fois brillante et effrayante. Dès le début du roman, nous voici plongés dans une Amérique où chacun tente de survivre. Où l’on économise l’eau au point de la préférer sale pour se laver les mains et de se contenter d’une douche par semaine. Tout le monde s’y fait et c’est d’ailleurs l’un des thèmes centraux du roman: la faculté d’adaptation de l’homme, qui continue d’avancer, malgré tout, alors que tout s’effondre autour de lui.

En 2029, le président américain est d’origine latino, l’espagnol est devenu langue majoritaire aux Etats-Unis. La presse écrite a disparu, les livres imprimés ne sont plus conservés que par quelques vieillards nostalgiques. Cinq ans auparavant, le pays a connu l’Age de pierre, «cataclysme provoqué par la paralysie de notre infra-structure internet vitale par des puissances étrangères hostiles», comme le résume le président Alvarado.

La fin du dollar
L’Amérique s’en est remise, mais fait désormais face à un danger plus grave encore: la perte de valeur du dollar. Le bancor (devise sino-russe) l’a remplacé en effet comme monnaie de référence mondiale. Tout s’effondre: l’argent et l’or des particuliers sont réquisitionnés, les maisons de retraite ne peuvent plus s’occuper de leurs résidents, les universités ferment… Des meutes de mendiants agressifs déambulent dans Manhattan, les parcs publics se transforment en bidonvilles.

Comme les autres, les Mandible tentent de faire face: la famille se réunit sous le même toit, à Brooklyn. Au début, chacun se montre solidaire, partage ses maigres ressources, dans un monde où le moindre chou se paie trente dollars au magasin du coin. Où le papier toilette devient un produit de luxe.

L’économie, cet ensemble de mécanismes que les concepts de justice, d’honnêteté ou encore d’équité font dysfonctionner

Bassement humain
Sarcastique et glaçante, Lionel Shriver réussit l’exploit de passionner avec de longues digressions sur l’économie de marché. Elle décrit avec précision et clarté cet ensemble de mécanismes qui ne peuvent supporter les concepts de «justice, d’honnêteté ou encore d’équité», au risque de dysfonctionner.

Ces démonstrations, les Mandible les effectuent en connaisseurs. Loin de naïfs qui subissent leur sort sans rien comprendre, les personnages se montrent en effet capables d’analyser la situation, même quand elle les dépasse complètement. Il y a là un professeur d’économie à l’Université de Georgetown, un adolescent passionné par ce même sujet, un arrière-grand-père – ancien roi de l’édition – qui occupe sa retraite par des opérations boursières…

Leurs explications ajoutent une crédibilité supplémentaire à ces près de 530 pages bien tassées. Où l’on reconnaît notre monde, poussé à son paroxysme avec une ironie grinçante. Mais où chacun peut aussi se retrouver dans cette famille profondément, bassement humaine, avec ses jalousies, ses non-dits, ses rancœurs, ses tentations égoïstes. Et sa lutte pour la dignité.

Inversion des rôles
Si ce proche futur paraît si réaliste, c’est également parce que l’auteure a pris soin de le décrire par touches discrètes. Par des évolutions d’éléments de notre quotidien: les fleX (que l’on plie avant de les glisser dans la poche) ont remplacé les vieux i-Phones, par exemple. On ne dit plus «génial», mais «maléfique», plus «cool», mais «frais», on utilise à tout va des mots comme «cafardable» et «immense» («elle a immense galéré»). Et les prénoms à la mode sont issus de noms de moteurs de recherche, comme Goog ou Bing.

La satire de Lionel Shriver passe aussi par une inversion des rôles: dans ce futur proche (douze ans, c’est demain), une fois la chute de l’empire américain acté, au tour des citoyens de l’ancienne grande puissance mondiale de chercher refuge ailleurs. En quête d’un «paradis, à savoir des supermarchés bien approvisionnés aux prix raisonnables».

Avant de se mettre en route vers l’ultime utopie américaine, ils sont même tentés par le Mexique, malgré le mur qui les empêche de passer, «qui est électrifié, et informatisé, et 100% surveillé de Tijuana à Matamoros». Comme le rappelle un des personnages, «le pouvoir n’est pas éternel, qu’on s’y accroche ou non».

Lionel Shriver, Les Mandible, une famille, 2029-2047, 
Belfond, 528 pages

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