«Ebullition doit garder son esprit alternatif et rock’n’roll»

Ebullition clôt l’année de ses vingt-cinq ans sur un nouveau record de fréquentation et ses finances n’ont jamais été aussi saines. Interview croisée à quelques semaines du départ du programmateur Flavien Droux au Nouveau Monde et de l’arrivée de son successeur Thomas Van Daele, en provenance du Nouveau Monde.

par Christophe Dutoit

Quel bilan tirez-vous après ces cinq saisons de programmateur à Ebullition?
Flavien Droux: Il s’est passé tellement de choses en cinq ans. Que du positif! Des rencontres incroyables, tant d’événements et de groupes pour lesquels je me suis battu et auxquels j’ai cru, des moments magiques, des fêtes improbables. Du travail par-dessus la tête aussi. Ebullition, c’est un marathon. Mais, quand j’entends les retours positifs des gens, je me dis que tout ce travail a abouti à quelque chose de bon. J’ai fait partie d’un tout qui a bien fonctionné, d’une équipe soudée. On tire tous à la même corde. C’est beaucoup de paramètres mis ensemble qui font qu’Ebullition tourne aussi bien.

La fréquentation de la salle bat à nouveau un record cette année, avec 14500 personnes, soit 4700 de plus qu’en 2012. Comment expliquez-vous cette excellente santé?
Flavien Droux: L’histoire du lieu et son esprit y sont pour beaucoup. C’est une chance que ce dernier se perpétue de génération en génération. L’atmosphère est assez rare. Le fait d’avoir une programmation éclectique, dans les styles musicaux ou dans les choix des spectacles, aide à toucher davantage de monde. Un centre culturel a besoin de cette ouverture, de concerner un maximum de gens. Ebullition est un lieu très social, qui accueille beaucoup de jeunes bénévoles de la région. Ils s’identifient au lieu. Ebullition reste l’un des derniers clubs à avoir une part de bénévolat très importante pour autant d’événements.

En cinq ans, je trouve incroyable le nombre de soirées différentes, de publics différents que j’ai pu côtoyer. Beaucoup de gens viennent me dire: «Ça doit vous faire du bien qu’on vous attire tel ou tel public.» Lors des soirées impro, on me dit: «Ça ne vous fait pas bizarre d’avoir des gens un peu plus âgés?» Mais non. Aucune soirée n’est «à part». Ebullition n’a pas de public spécifique. Il fut un temps où c’était très rock et metal. Mais, aujourd’hui, je ne pourrais pas décrire notre public type. Et tant mieux.

Flavien Droux

Agé de 30 ans, Flavien Droux quittera la programmation d’Ebullition, à la fin juin, après cinq saisons. A l’âge de 17 ans, il programmait son premier Appel Festival à Romont – «j’y ai tout appris» – avant d’être engagé, en 2007, comme stagiaire au Nouveau Monde, dont il reprendra la programmation à partir de novembre 2017

«Un retour aux sources assez émouvant. J’ai assisté à mes tout premiers concerts aux Arsenaux quand j’avais 15 ans. C’est magique que, quinze ans plus tard, le comité ait envie de bosser avec moi. En même temps, ça me fait peur, parce que, à la base, je voulais faire ça juste pour boire des bières gratos et voir les copains. Dans ma tête, je n’ai jamais pensé en faire ma profession.»

Pour les têtes d’affiche, les gens viennent de toute la Suisse. Pour les soirées à thème, ce sont surtout les Gruériens. Pour les concerts, c’est dur de généraliser. Les Romands font facilement une heure de route. Le week-end dernier, plein de nouveaux jeunes étaient là et ils étaient concernés par les concerts et pas seulement accoudés au bar. Ce renouvellement fait très plaisir. J’avais peur que les jeunes ne soient plus revendicatifs, qu’ils ne soient plus révoltés par ce qu’on leur fait bouffer, qu’ils n’aillent plus chercher la musique d’eux-mêmes et qu’ils se contentent de Paléo et de Couleur 3. Mais non, il y a encore du potentiel.

Ressentez-vous le même engouement de votre côté?
Thomas Van Daele: Au Nouveau Monde, on vit une situation un peu étrange, car on est la salle de Suisse où il y a le plus de personnes devant la porte… Plein de gens viennent boire un verre à l’Ancienne Gare et il faut les convaincre d’entrer dans la salle. A Ebull ou au Nouveau Monde, nous sommes des laboratoires où les groupes sont mis en avant. Notre devoir est de donner envie aux gens.

Flavien Droux: La programmation est une chose, mais les gens viennent pour un tout: il faut créer un engouement autour du lieu.

Thomas Van Daele: La première fois que je suis venu à Ebull, je me suis dit: «J’ai envie d’y revenir.» Je ne connaissais pas Flavien à l’époque. Ebullition laisse cette impression aux gens. Ce lieu est atypique.

Envisagez-vous votre programmation dans la continuité de ces dernières années?
Thomas Van Daele: Ce sera ni une vraie continuité ni une rupture totale. Je vais tâtonner au début. J’ai des projets pour la rentrée, des envies évidentes. On va voir si ça se concrétise, si le public répond présent. J’aimerais conserver le public actuel et en intéresser d’autres. Bulle est une ville relativement grande et relativement isolée aussi. Un club de musiques actuelles doit vivre. Ebull est là pour les jeunes. Je partage la crainte de Flavien: y aura-t-il une génération, après nous, qui s’intéressera à la musique et qui est prête à mettre 15 balles pour un concert? Ici, en tout cas, l’intérêt est renouvelé chaque année, qu’importe la programmation.

De quelle manière le monde de la musique a-t-il changé depuis cinq ans?
Flavien Droux: Parfois, ce milieu musical me gave un peu. J’ai l’impression qu’on ne va pas forcément vers le beau et qu’on s’éloigne des valeurs du début… L’augmentation des cachets, le fait que les agents influencent la programmation des clubs, je ne le ressens pas vraiment, parce qu’on doit proposer autre chose. Pour les 25 ans d’Ebull, je voulais taper sur des plus gros projets. Mais j’ai vite réalisé le fossé énorme entre les groupes que l’on peut avoir pour une salle de cette taille et le stade plus haut. Les cachets s’envolent très vite.

Thomas Van Daele

Agé de 27 ans – «âge critique dans le monde de la musique» – Thomas Van Daele reprendra la programmation d’Ebullition dès la rentrée 2017Après avoir grandi dans la région de Neuchâtel, il arrive à Fribourg en 2013 pour ses études de français et d’histoire. Dans la foulée, il entre au Nouveau Monde et à Fri-Son comme bénévole.

L’année suivante, il est engagé par Les Georges comme responsable de la billetterie, puis au comité, où il est actuellement responsable de la communication. Il travaille comme stagiaire chez Irascible à Lausanne (promotion et distribution de disques), puis au Nouveau Monde, dont il est membre de l’actuelle commission de programmation.

Même si les musiciens disent qu’Ebull est la plus belle salle de Suisse, les agents voient que ce n’est que Bulle… C’est un sacré travail pour la rendre aussi intéressante qu’un club à Lausanne ou à Genève. Aujourd’hui, les groupes doivent avoir tant de likes sur Facebook, tant de vues sur YouTube. Je rentre malheureusement aussi dans ce schéma parfois. On se met de plus en plus de barrières, ce milieu a perdu beaucoup de sa spontanéité. L’argent est de plus en plus présent. Ebullition doit garder son esprit alternatif et rock’n’roll. D’autres clubs préfèrent monter moins de concerts et concentrer leur budget sur une tête d’affiche. Nous, on doit garder notre esprit de découverte. S’il n’y a que vingt personnes, mais que le concert est incroyable, c’est ça l’important.

Partagez-vous le même sentiment?
Thomas Van Daele: La musique est devenue un business comme un autre. Les agents ne font pas de cadeaux. Si on estime qu’une musique en vaut la peine, la programmer est une des plus belles choses à faire dans la vie.

Flavien Droux: Contrairement aux conditions à la hausse des artistes, le budget artistique d’Ebull n’a pas évolué. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut faire de plus gros concerts… Si un groupe n’est pas d’accord avec le cachet que je lui propose, j’en cherche un autre. Ebullition a toujours réussi à programmer des groupes géniaux. Les gens hallucinent de voir Bulle écrit sur une tournée internationale.

Thomas Van Daele: Les groupes internationaux imaginent qu’il y a beaucoup d’argent en Suisse pour la musique. Parfois, ils demandent des cachets exorbitants. Il faut arrêter de croire que le milieu des musiques actuelles suisse roule sur l’or. C’est l’un des milieux culturels qui a le moins d’argent.

Flavien Droux: Notre politique est aussi d’avoir un prix d’entrée accessible. On n’a peut-être pas les mêmes budgets que d’autres, mais on a des valeurs à défendre. A l’avenir, la priorité est de renforcer l’équipe du bureau, par exemple avec un stagiaire. Bosser autant, avec autant de responsabilités pour un mi-temps – qui est loin d’en être un – c’est usant. Ce point doit être amélioré à Ebull. Cela rentre aussi dans le rôle formateur qu’on défend. On propose cent événements par année avec deux salariés à 50% et deux autres à 10%, c’est du bricolage. Aucun autre club fonctionne de la sorte. J’ai donné cinq ans de ma vie pour ce lieu sans compter mes heures bénévoles. Je ne suis pas le seul. Souvent les gens ne réalisent pas le travail énorme qu’il y a derrière tout ça.

Ebullition tient
une forme olympique

Devant la vingtaine de membres présents, mardi soir, à l’assemblée générale d’Ebullition, son président Basile Simon-Vermot a dressé un bilan élogieux de l’année écoulée. «Vous avez tous été formidables en cette année du 25e anniversaire», a-t-il dit, non sans fierté. Le club a battu un nouveau record de fréquentation, avec un total de 14500 entrées, soit une augmentation de près d’un tiers depuis cinq ans. Une centaine de soirées ont été organisées, dont les deux tiers sous la forme de concerts.

Corollaire de cette excellente année, les finances d’Ebullition n’ont jamais été aussi florissantes. Les comptes bouclent sur un bénéfice de 11800 francs, pour un total de dépenses d’un peu plus de 600000 francs. A noter que le club génère des recettes propres à hauteur de quelque 400000 francs et reçoit environ 200000 francs de subventions diverses. «Sur une année normale, les bénévoles travaillent environ 8000 heures, soit l’équivalent de quatre plein-temps», explique l’administratrice Florence Savary. Et ce fut encore bien davantage en cette année anniversaire.»

Parmi les bonnes nouvelles, Ebullition vient de recevoir une aide de 205000 francs pour le renouvellement de son matériel technique. La Loterie romande (140000 fr.), la ville de Bulle (50000 fr.)et l’Association régionale la Gruyère (15000 fr.) marquent ainsi leur volonté de soutenir à long terme le club de la rue de Vevey.

Posté le par admin dans Humour, Musique Déposer votre commentaire

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