Pierre Jourde et l’éternel sourire de Gabriel

Au printemps 2014, Pierre Jourde perdait son fils, âgé de 20 ans, des suites d’un cancer rarissime. Dans le déchirant Winter is coming, l’écrivain français revient sur la dernière année de ce jeune homme plein de vie et de talents.

© C. Hélie – Gallimard

Par Eric Bulliard
«Tu as été, et cela seul est un miracle. Tu as été, tu n’es plus, et cette contradiction est une monstruosité.» Pierre Jourde et son écriture au cordeau. Pierre Jourde et sa douleur de père anéanti par la mort d’un de ses trois fils, Gabriel, emporté en 2014 par une forme rarissime de cancer. Il avait 20 ans, le sourire éternel, un talent de musicien qui commençait à se faire connaître, sous le nom de Kid Atlaas.

Winter is coming (titre du morceau phare de Kid Atlaas) revient sur ses onze mois de maladie, de doutes, d’espoirs, de souffrances. «Cela avait commencé par un peu de sang dans les urines, écrit Pierre Jourde. Pas de quoi s’alarmer, on pensait à une infection.» En réalité, il s’agit bien d’un cancer du rein. Là encore, dans un premier temps, on se veut rassurant. On peut très bien vivre avec un seul rein. «Néphrectomie et puis chimiothérapie. Dans trois mois, il sera débarrassé. On trinque.»

Sauf que Gabriel Jourde (Gazou pour sa famille et ses amis) souffre d’un carcinome médullaire du rein. Une maladie trop rare pour que la recherche s’y intéresse et qui laisse les médecins perplexes: on connaît une douzaine de cas dans le monde, uniquement des jeunes Noirs ou métis de 18 à 22 ans. Dont deux en France. «Deux sur soixante-six millions et il faut que ça tombe sur un garçon beau, charmant, gentil, talentueux, bien élevé? La jalousie des dieux.» Espérance de vie? «Quelques années», lâche un médecin. Moins d’un an, en vérité. Aucun cas de guérison connu. «Une maladie sympathique», note Pierre Jourde.

Un ultime apaisement
Commence alors le bal des hôpitaux, des attentes, des examens que l’auteur de La première pierre et du Maréchal absolu décrit avec une pré­cision douloureuse. Radios, scanners, chimio, morphine… Il y a le grand professeur, «pontife hospitalier» flanqué de deux assistants au garde-à-vous, qui vous annonce les pires nouvelles avec «l’air de vous reprocher quelque cho­se». Et d’autres médecins, plus empathiques, plus ronds, pas moins désespérants.

Il y a surtout un père et son fils. Une famille désemparée, aux origines auvergnates du côté paternel, martiniquaises du côté de la mère, que Pierre Jourde a quittée quand Gabriel avait cinq ans. La Martinique, le jeune homme va la retrouver pour les vacances de Pâques, ultime apaisement dans les «siestes parfumées par les alizés».

Sous le soleil des Antilles, Gazou écrit un bref texte, d’une poignante sérénité. «Je ferme les yeux afin de me délecter de chaque seconde si intense et profonde. Est-ce donc cela le bonheur?» Nous sommes deux semaines avant sa mort. Le séjour devra être écourté, pour un retour d’urgence au service d’oncologie de la Pitié-Salpêtrière, d’où il ne sortira plus.

Toutes ces étapes, jusqu’à l’inéluctable, Pierre Jourde les décrit d’une plume acérée, sans afféterie, sans tomber dans le pathos. Il use souvent d’infinitifs, comme une manière de dire l’urgence, de laisser haleter les mots nus, crus et dérisoires. «Revenir, préparer, proposer. S’ennuyer par moments, oui, s’ennuyer avec son fils menacé de disparition, pousser la connerie, la petitesse de cœur jusque-là. Finir par filer, avec au ventre la culpabilité, l’impuissance, en le laissant là.»

Bouleversante lucidité
Winter is coming multiplie les va-et-vient entre passé, présent et futur. Entre les souvenirs lumineux, la lutte contre la maladie et la perte, définitive, insupportable. Le lien, c’est le sourire de Gazou. «Ce sourire radieux qu’il avait, à quatre ans, lorsque j’entrais dans la classe de maternelle pour le ramener à la maison». Même quand l’irréversible est là, «il a son sourire tranquille, celui des siestes d’été»

«A qui demander un peu de temps, encore un peu de temps?»

L’écrivain – également critique redouté et blogueur sans concession – signe ici un récit bref et déchirant, un livre d’amour et de douleur exceptionnel de puissance. D’une lucidité bouleversante, il n’occulte rien de ses colères face à l’injustice de voir tant de salauds vivre alors que «toi
si beau, si doué, si tendre, tu ne vis pas». Ni de ces moments où tout va trop vite vers le néant: «A qui demander un peu de temps, encore un peu de temps?» Où l’on s’accroche au moindre espoir, scruté dans chaque mot des médecins.

Plus tard, il faudra bien se rendre à l’évidence, «mais il est encore vivant, la condition de mort, telle qu’elle lui est promise, paraît incompatible avec Gazou, son sourire, ses yeux, ses épaules, avec sa présence». Il y aura aussi ce regard rétrospectif, «se dire qu’on a été idiot d’espérer quand même, de se raccrocher, de lutter, quand le verdict était connu d’avance». Et ce chagrin à imaginer «tout ce qui n’aura pas lieu», ces enfants qu’il n’aura jamais, ces concerts qu’il ne donnera pas.

“J’ai eu un bon papa”, dit Gabriel. C’est lui qui fait les cadeaux

Sublime et insoutenable
Le ton est à vif, implacable quand il observe, par exemple, les réactions désemparées des proches et des médecins: «Quelle nécessité le pousse à dire des choses comme “c’est terrible ce qui arrive à votre fils”?» Ou quand il fouille dans les questionnements intimes: «Et je m’inquiète du père qu’on a été, tendre oui, attentionné sans doute, joueur, soucieux de ne pas trop se mettre en avant, de laisser respirer les enfants, mais distrait, mais silencieux, mais coléreux, mais trop sévère. “J’ai eu un bon papa”, dit Gabriel. C’est lui qui fait les cadeaux.»

Pierre Jourde pèse ainsi chaque phrase, chaque mot. Près de trois ans après la disparition de son «enfant merveilleux», il a trouvé le ton juste pour ce récit de deuil, qui vous prend aux tripes et à la gorge. Les dernières pages, sublimes et insoutenables, vous laissent en larmes, en rage face à l’injustice de ce destin brisé. Il faut alors refermer le livre, reprendre ses esprits, se montrer reconnaissant pour ce sentiment d’avoir, par la grâce de la littérature, connu un peu Gazou. Et aimé son sourire, si jeune, si vivant.

Pierre Jourde, Winter is coming, Gallimard, 160 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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