Frédéric Dard, de truculences en chagrins

Disparu en 2000 à Bonnefontaine, Frédéric Dard a laissé une œuvre savoureuse et inépuisable. Un Dictionnaire amoureux de San-Antonio revient sur l’écrivain et l’homme, tour à tour joyeux et profondément mélancolique.

Par Eric Bulliard

Parce que l’on ne sait pas par où prendre San-Antonio, parce qu’il déborde de partout, parce que tout est démesure dans cette œuvre, rien de mieux qu’un dictionnaire. Qui se picore, se feuillette, où l’on croit goûter quelques pages… avant d’y passer l’après-midi.

Ecrivain et médecin, Eric Bouhier a découvert Frédéric Dard (1921-2000) à l’adolescence: «Titre après titre, je devenais de plus en plus persuadé que “c’était cela, la vie”. L’emprise fut forte et, je le sais maintenant, définitive», écrit-il dans la première entrée de son Dictionnaire amoureux de San-Antonio.
Cette excellente collection des Editions Plon confirme sa haute tenue. Elle combine parfaitement le dictionnaire, avec ce que le terme suppose de rigueur scientifique, et la subjectivité de l’auteur. Un Dictionnaire amoureux, c’est l’œuvre d’un enthousiaste qui connaît son sujet sur le bout des doigts et trouve les mots pour le défendre.

A propos de rigueur scientifique, pinaillons un brin: dans l’entrée «La ferme», qui évoque la découverte de sa future maison puis l’arrivée de Frédéric Dard à Bonnefontaine, on lit: «Un ami lui a conseillé le canton de Gruyère…» Bon. Puis on apprend que l’écrivain et son épouse sillonnent la région du Lavaux (en Gruyère, donc…) quand ils tombent sur la ferme abandonnée de Bonnefontaine, qui, rappelons-le, se trouve au Mouret…

Plus de trois romans par an
Plus loin, on découvre aussi que l’écrivain «fait provision de vully, un blanc sec des coteaux de Lavaux». Rien de grave, évidemment, mais les Suisses (les Fribourgeois en particulier) y trouveront au mieux de quoi sourire, au pire de quoi s’interroger sur la fiabilité du reste de l’ouvrage…

N’empêche qu’il ne faut pas bouder le plaisir de voir, au fil de plus de 100 entrées (d’«Acte 1» à «!») se dessiner un portrait complet de cet écrivain hors norme, auteur de plus de 180 romans estampillés San-Antonio, de 1949 à 1999. Soit plus de trois par année, qui se vendaient, au plus fort de son succès, à 600000 exemplaires.

Au passage, signalons que tous les San-A font depuis 2010 l’objet d’une réédition complète, dans la prestigieuse collection Bouquins, dans l’ordre de leur parution au Fleuve Noir: le 17e volume, contenant sept romans de 1987 à 1989, vient de paraître.

Comme si San-Antonio ne suffisait pas à remplir une vie d’écrivain, Frédéric Dard a encore publié des romans sous son vrai nom et sous une trentaine de pseudonymes. Ainsi que des pièces de théâtre, des articles divers (notamment dans les revues qu’il a créées), des contes et nouvelles, des adaptations pour le théâtre et le cinéma, des préfaces…

Titres et tropes
Cette œuvre pléthorique, Eric Bouhier la décortique avec pertinence. Il est évidemment question des personnages incontournables de la saga, comme Bérurier et Pinaud, mais aussi de l’art des titres de San-Antonio: «Une fantaisie littéraire dont la seule lecture est un régal d’inventions et de drôleries.» Difficile de le contredire en se souvenant de Ceci est bien une pipe, Après vous s’il en reste, Monsieur le président, Du sable dans la vaseline, Meurs pas, on a du monde, Remets ton slip, gondolier

Au fil des pages, il est également question des tropes (les figures de style comme l’antilogie, l’épanorthose ou la paryponoïan), des critiques, des jeux de mots, de l’inventivité sans limite dans le langage comme dans les acrobaties sexuelles. Qui deviennent à leur tour un régal lexical, quand elles se nomment batave moldave, patte de homard agressive, fais dos-à-dos t’auras du gâteau, ou cure-dents à ressort…

Des années d’écriture m’ont appris que mon métier ce n’est pas d’être écrivain, mais d’être San-Antonio

«Faut pas avoir peur des mots, seulement des gens», estimait Fré-déric Dard. C’est sa grandeur, son incomparable richesse. La langue, écrit Eric Bouhier, «il la prend à la hussarde, fourrageant sa grammaire effarouchée, détournant ses tournures, foulant aux pieds sa syntaxe, violentant son orthographe, tout en faisant fi de la police des mots et des gardiens de sa vertu».

«Dit San-Antonio»
Bien que consacré à San-Antonio, ce Dictionnaire amoureux laisse une large place à l’homme Frédéric Dard. Les deux ont d’ailleurs fini par se confondre au point que l’écrivain a fait figurer «dit San-Antonio» sur ses papiers d’identité. «Des années d’écriture m’ont appris que mon métier ce n’est pas d’être écrivain, mais d’être San-Antonio», lâcha-t-il un jour, alors qu’il avait définitivement renoncé à publier sous son vrai nom des livres qui marchaient nettement moins bien.

Derrière le boulimique de travail, accro à sa machine à écrire IBM à boule, se cachaient des fragilités, une profonde mélancolie, rappelle Eric Bouhier. «Jamais je n’ai vu coexister gaieté plus franche et désespoir plus complet», affirme Philippe Bouvard.

Certes, il y avait l’amour de la bonne chère et des grands vins, la passion des voitures et la vie de «Monsieur Tout-le-Monde-de-luxe», comme il disait, estimant que «le seul usage de l’argent, c’est de le dépenser». Mais, derrière cette façade, se terraient un mal de vivre, une tendance maniaco-dépressive qui l’a poussé à des pensées sombres, jusqu’à une tentative de suicide.

«Sensibilité extrême»
Le Dictionnaire amoureux de San-Antonio montre ainsi un homme complexe, de son enfance marquée par son infirmité au bras gauche à ses dernières années dans la campagne fribourgeoise. En passant par les lieux qui ont compté, ses amitiés, ses admirations (pour Louis Scutenaire, Céline, Georges Simenon…) et nombre d’anecdotes éclairantes.

On y découvre «une sensibilité extrême au service d’une imagination sans limite». Derrière la truculence et la provocation graveleuse, une douceur de «clown désespéré, répétiteur de chagrin pour lui-même, mais professeur de bonheur et de liberté pour les autres». Avec, toujours, cette bonté profonde qui peut devenir leçon de vie: «Il ne faut pas être méchant, jamais, c’est du temps perdu.»

Eric Bouhier, Dictionnaire amoureux de San-Antonio, Plon, 720 pages; San-Antonio, tome XVII, Robert Laffont, collection Bouquins, 1270 pages

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