Cyril Mokaiesh: avec le regard posé sur l’époque

Cyril Mokaiesh porte haut une tradition de la chanson française: celle qui observe son époque et défend des convictions. Son nouvel album, Clôture, parle aussi bien de la paternité que des migrants et du Front national.

Par Eric Bulliard
En 2008, débarquait Mokaiesh, groupe de rock dont le lyrisme reliait Léo Ferré et Noir Désir. Deux ans plus tard, Cyril Mokaiesh se lançait en solo dans des couleurs plus chanson-pop. Cet ancien champion de France junior de tennis s’est fait remarquer en 2011 avec Du rouge et des passions, premier album porté par le single Communiste. Suivait, en 2014, L’amour qui s’invente, où l’intime prenait le pas sur les thèmes politiques.

Avec ce Clôture, l’auteur-compositeur-interprète de 31 ans pose de douces mélodies sur son écriture affûtée. En onze titres, dont deux duos (La loi du marché avec Bernard Lavilliers, Houleux avec Elodie Frégé), il évoque aussi bien sa paternité que les troubles de notre époque, les attentats, l’austérité, le drame des migrants, le FN…

Dans un premier temps, l’album était annoncé sous le titre Blanc cassé. Pourquoi, au final, avoir plutôt choisi de l’intituler Clôture?
Je trouvais ça plus fort. A un moment donné, je me suis dit que Blanc cassé n’était pas assez couillu et que si Lavilliers devait sortir un disque, il l’appellerait plutôt Clôture. Et ce titre-là, qui est le dernier de l’album, représente bien l’ensemble de ce qui est dit dans les dix titres précédents. Il y a un sentiment général et personnel sur l’époque. J’ai eu envie que le titre ne triche pas avec le contenu. Il y a la photo de la pochette, aussi, avec cette femme qui me met la main devant la bouche, peut-être qu’elle veut me faire taire, me calmer, peut-être que c’est elle, l’époque, peut-être que c’est moi qui ai besoin d’être apaisé. J’y ai vu pas mal de petites métaphores comme ça, qui me semblaient plus intéressantes qu’avec Blanc cassé.

Votre regard sur la société vous vaut d’être catalogué «chanteur engagé»: est-ce une étiquette que vous acceptez?
Ça dépend des jours… Quand on met trop l’accent là-dessus, j’ai l’impression qu’on ne dit pas tout de mon travail. J’ai aussi cette lucidité: l’engagement, c’est un acte citoyen, alors que chez moi, il est artistique. Je me permets de prendre le haut-parleur et de dire ce que je pense, mais j’essaie d’y mettre un style et je défends surtout des sentiments. Je préfère le mot «conscient». «Engagé», je veux bien le porter, mais je le trouve un peu prétentieux et pas tout à fait juste.

Aujourd’hui, les médias ne sont pas très friands d’entendre quelqu’un parler haut et fort. On a tendance à mettre à l’honneur des références comme Ferré ou Renaud, mais on ne laisse pas beaucoup de place à l’héritage. C’est un peu curieux

Cette défense de convictions n’est plus très répandue, dans la chanson d’aujourd’hui…
Je fais un peu bande à part, oui. Je déplore, dans le paysage de la chanson, d’être aussi isolé en essayant de mettre du sens dans ce que je chante. Aujourd’hui, les médias ne sont pas très friands d’entendre quelqu’un parler haut et fort. On a tendance à mettre à l’honneur des références comme Ferré ou Renaud, mais on ne laisse pas beaucoup de place à l’héritage. C’est un peu curieux. Je respecte cette tradition de la chanson et il faudra me prouver que les gens, eux, n’ont pas envie d’entendre ce genre de propos.

Ce propos, souvent fort, vous le placez dans un écrin assez doux, plus proche de la variété que du rock de vos débuts…
J’aime les mélodies et j’assume les deux côtés. J’ai une culture autant rock que pop et j’ai toujours essayé d’allier ces deux aspects, ce qui amène, j’espère, quelque chose d’assez moderne. Je ne me contente pas de réciter des textes sur une musique qui peut se contenter d’un piano. J’essaie de faire des orchestrations, de travailler avec des gens qui m’apportent une vision plus musicale, qui habillent mon message. J’aime ces deux facettes: le piano-voix, mais aussi les envolées de cordes sur la fin de La loi du marché.

Ici en France, s’attaque au Front national, comme Bérurier Noir l’a fait il y a trente ans («la jeunesse emmerde le Front national»), puis Noir Désir il y a vingt ans (Un jour en France). Ils n’ont pas empêché que le FN se porte mieux que jamais: n’est-ce pas décourageant?


Oui, c’est décourageant, mais j’essaie d’aborder le sujet de manière décalée. Quand je parle de «la fasciste blondeur», c’est pour dire qu’il ne faut surtout pas tomber dans ce piège-là. Je comprends la colère, je peux souvent l’éprouver, mais attention à ne pas aller vers le pire du pire.

La chanson s’adresse aux gens susceptibles de faire un vote à la Trump, c’est-à-dire, perdu pour perdu, de montrer leur colère à travers un vote qui ne représente pas tout à fait ce qu’ils pensent, mais qui exprime un ras-le-bol, après plusieurs mandats extrêmement austères pour les classes les plus modestes.

J’ai envie de leur dire de ne pas perdre espoir et de rester éveillés, assoiffés de différences, conscients que cette société nous a permis de vivre les uns avec les autres. Des tragédies comme les attentats ne doivent pas être un argument pour devenir extrêmement communautaires et agressifs envers l’étranger. D’ailleurs, c’est presque la chanson la plus solaire de l’album: elle encourage à communier ensemble et à garder la tête froide.

Ce côté solaire, on le ressent aussi dans un titre comme Novembre à Paris, où il est question des attentats…
Tous les événements tragiques sont suivis d’une vague de solidarité et j’ai essayé de mettre l’accent là-dessus. Je me suis baladé place de la République quelques jours après les attentats et j’ai vu ces gens qui s’éclairaient, qui se regardaient pour de vrai, alors que dans une ville comme Paris, on peut passer une année sans regarder son voisin dans le métro.

Là, il y avait quelque chose… Les bougies qui s’allument, les yeux qui se regardent, les mains qui se tendent… J’ai voulu le souligner et c’est presque une chanson d’amour, pas de colère ni de tristesse pure.

J’ai vraiment ce doute: je ne sais pas si les gens pour qui on vote servent nos intérêts ou les leurs. Pour que je donne ma voix, il va falloir qu’on me séduise

Dans Clôture, vous dites: «Ne votez plus, je répète, ne votez plus»… L’abstention, est-ce une solution?
Non, c’est une provocation, mais qui a un fond sérieux. Aujourd’hui, j’ai vraiment ce doute: je ne sais pas si les gens pour qui on vote servent nos intérêts ou les leurs. Pour que je donne ma voix, il va falloir qu’on me séduise, parce que je ne vois pas de volonté de changement, uniquement des grands discours: on va redresser la courbe du chômage, on va recréer de l’emploi, on va retisser du lien… On va continuer à aller dans le mur, oui!

J’ai plutôt envie d’encourager des solutions alternatives, des gens qui font de la politique locale, qui font des choses dans leur coin, sans lever les bras dans de grandes assemblées en hurlant hystériquement.

Après Ferré, Bashung ou encore, plus récemment, Cali, vous consacrez à votre tour une chanson à Ostende: qu’a-t-elle de si inspirant, cette ville?
Le fait qu’il y ait ces chansons, d’abord, m’a donné envie d’aller voir. Je suis très attiré par ce que je vois dans les films ou que j’entends dans les chansons. C’était un lendemain de Nouvel-An, j’étais chez moi, à Paris, un peu en gueule de bois et sans savoir trop ce que j’allais faire les prochaines semaines. J’avais besoin de prendre l’air et c’est la bonne destination pour se ressourcer, s’isoler, réfléchir un peu sur soi-même, prendre le large. J’avais pris ma guitare et les premières notes, les premiers mots qui sont sortis ont parlé de cette ville. Je me suis laissé aller à l’exercice et c’est un beau souvenir.

En 2015, vous avez consacré un album de reprises aux Naufragés de la chanson: se frotter à ces répertoires vous a-t-il influencé pour celui-ci?
Beaucoup, oui. Découvrir les œuvres d’Allain Leprest, de Mano Solo, Daniel Darc, Jacques Debronckart, Bernard Dimey, Philippe Léotard… J’ai une sensibilité très forte pour tous ces gens entiers. Décortiquer les textes, en choisir quelques-uns, les chanter sur scène m’a donné beaucoup d’énergie.

Du coup, la journée, j’essayais d’écrire ma propre histoire, celle du prochain disque, et, le soir, je chantais mes aînés. Il y avait quelque chose de très jouissif. Avec le pianiste Giovanni Mirabassi, nous avons baigné dans ces œuvres, qui m’ont laissé une empreinte à vie.

L’album se conclut par ces mots: «J’ai grave besoin de dessiner un mouton». Ce retour à l’essentiel, à la simplicité apparaît-il comme une solution pour faire face à la morosité de notre époque?
Oui, le retour à l’enfance, au rêve, l’envie de s’alléger, l’envie d’amour, d’horizon… J’ai la chance d’être papa et c’est quelque chose de vécu: je lui ai beaucoup lu Le Petit Prince, nous l’avons vu au cinéma et il avait l’air d’y être sensible. Mon fils, pendant toute l’écriture de ce disque, a été mon plus fidèle et bel allié. Ces moments-là sont privilégiés, j’en ai aussi fait une chanson, 32, rue Buffault. Par touches, dans cet album, il y a une évocation de ce qui a été mon vrai oxygène: la simplicité des rapports qu’on peut avoir avec son enfant, les yeux qu’il a sur le monde. «J’ai grave besoin de dessiner un mouton» dit bien ce que ça veut dire: j’ai envie de retrouver mes mots d’enfant.

Comment sont nés les deux duos, La loi du marché avec Bernard Lavilliers et Houleux, avec Elodie Frégé?
Le premier que j’ai voulu faire, c’est avec Elodie. J’avais écrit cette chanson, Houleux, que je pensais chanter seul, mais, en studio, je me suis dit que la présence d’une voix féminine pourrait donner beaucoup de lumière à ce titre. Je connais Elodie depuis un moment et je l’aime beaucoup. Nous nous sommes donné de petits rendez-vous: lors d’une émission télé, nous avons chanté ensemble une chanson de Bashung, nous suivons nos travaux respectifs, elle est venue chanter avec moi au Théâtre du Châtelet lors de la dernière des Naufragés. A ce moment-là, elle m’a demandé de lui écrire une ou deux chansons pour son prochain album. Une collaboration est née. J’ai naturellement pensé à elle pour chanter ce duo et elle l’a fait de belle manière.

Bernard Lavilliers, lui, c’est un peu un père pour moi, que je me suis découvert au fil des années. J’avais eu la chance de l’avoir pour parrain au Prix Constantin et les quelques mots que nous avions échangés m’avaient marqué. Par la suite, je suis vraiment entré dans son œuvre, j’ai découvert les chansons engagées, poétiques, de voyage… Et l’homme, le discours, la franchise, l’aura, le verbe… En écrivant La loi du marché, il y avait sans doute un écho de ce que j’avais écouté de lui, peut-être inconscient. Je me suis dit: «Allons jusqu’au bout…»

Je trouve que cet album, qui parle de l’époque, a plus de résonance avec des duos. J’ai choisi les gens avec qui je voulais collaborer et, par chance, ils ont bien voulu m’accompagner. Ces rencontres ont été une merveille, pour moi.

Cyril Mokaiesh, Clôture, Un plan simple / SonyMusic.

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