Annie Leibovitz au féminin

La célèbre portraitiste américaine Annie Leibovitz présentait, hier à la presse, l’étape zurichoise de son exposition Women: new portraits. Un éloge de la femme qui trouve un écho inattendu après l’élection de Donald Trump et les récentes marches de contestation.

par Christophe Dutoit

A 67 ans, Annie Leibovitz est une légende vivante, dûment reconnue comme telle par la Bibliothèque du congrès américaine. Photographe des stars pour les magazines Rolling Stone, Vanity Fair ou Vogue (sans compter de lucratives campagnes publicitaires pour Gap, American Express ou UBS), elle fait partie des rares portraitistes vivantes à exposer dans les plus prestigieuses institutions internationales.

Hier à Zurich, la New-Yorkaise ne présentait pas ses dernières images dans un musée, mais au cœur de la friche industrielle de Selnau, à deux pas de la Gessnerallee. Devant une centaine de journalistes, de photographes et de dignitaires de l’UBS (commissionnaire de ce travail), elle a raconté la genèse de cette série intitulée Women: new portraits.

Annie Leibovitz présente ses images de Women: new portraits à Zurich

«Susan m’a donné l’idée de consacrer une série aux femmes. Au départ, le projet me semblait trop grand. C’était comme photographier l’océan.» En 1999, elle et Susan Sontag, sa compagne, publient une première version de Women.

A l’époque, la célèbre essayiste écrivait: «Ces images seront vues (spécialement par les autres femmes) comme des modèles: modèles de beauté, modèles d’estime de soi, modèles de force, modèles de transgression, modèles de victimisation, modèles de mauvaise conscience, modèles du bien vieillir.» Treize ans après la mort de l’écrivain, son texte ne manque pas d’actualité. «Aucun livre de photographies d’hommes ne serait interrogé de la même manière. Aujourd’hui, nous (les femmes) avons besoin d’une pluralité d’idéaux.»

Relancée il y a peu, Women: new portraits se veut un travail au long court et un work in progress. Sur «son» mur zurichois, Annie Leibovitz montre une huitantaine de tirages Epson, punaisés derrière un plexi. Pas question ici de trop sacraliser l’image. De part et d’autre, deux écrans géants montrent la reine Elisabeth II lors de ses 90 ans («elle ne voulait être photographiée qu’avec ses petits-enfants ou ses chiens…») et la série originelle de Women.

L’œil avisé reconnaît Patti Smith, Adele, Malala Yousafzai, Meryl Streep ou Aung San Suu Kyi. A leurs côtés, des femmes qui incarnent la réussite ou l’accomplissement: des artistes (magnifique Misty Copeland, première danseuse noire de l’American Ballet Theatre), des femmes d’affaires, des avocates du féminisme, des politiciennes. Certains portraits ont été commandés par Vanity Fair, d’autres par Vogue. Les plus récents par la banque mécène, à hauteur de plusieurs millions de dollars, dit-on.

Chacune de ces images doit être vue pour elle-même. Mais l’ensemble dit aussi “voici les femmes aujourd’hui”: aussi différentes, aussi héroïques, aussi désespérées, aussi conventionnelles, aussi non conventionnelles que ça. Susan Sontag

La liste de ces femmes qui comptent importe finalement moins que le but recherché: «Chacune de ces images doit être vue pour elle-même. Mais l’ensemble dit aussi “voici les femmes aujourd’hui”: aussi différentes, aussi héroïques, aussi désespérées, aussi conventionnelles, aussi non conventionnelles que ça.*»

Pas d’images «à la mode»
Contrairement à la méthode qui l’a fait connaître depuis les années septante, Annie Leibovitz a essayé de perdre ses réflexes de mises en scène parfois très savantes. «Les femmes ont désormais passé un cap. J’ai récemment pris le portrait de la first lady Michelle Obama à la Maison-Blanche pour la couverture de Vogue. Elle ne voulait pas d’une image fashion (en anglais dans le texte). Aujourd’hui, je trouve que les femmes ont davantage confiance en elles-mêmes. Elles me disent simplement: “Je suis là, faites une photo de moi telle que je suis”.»

Pour cette nouvelle série, les femmes d’Annie Leibovitz ressemblent de plus en plus à des hommes ordinaires, en dehors de toutes formes de séduction, de beauté ou de sexualité. Peu de féminité émerge d’ailleurs de ce choix orienté très féministe. Au reste, la question se pose: ces images propagent-elles ou défient-elles les stéréotypes sur la femme? Un peu des deux, mais sans doute avec davantage d’ancrage dans la réalité actuelle.

La cour des grands
Une réalité toutefois liée à la réussite sociale. Point de mendiantes, ni de pouilleuses, ni de catins parmi les élues. Peu de mamans également, comme si la maternité était honnie dans ces sphères-là. Car Annie Leibovitz est d’abord une photographe de la cour des grands, comme on était peintre de cour au XVIIe siècle.

© August Sander

Malgré ses partis pris, Women: new portraits se veut un état des lieux de la représentation de la femme du XXIe siècle, en écho aux Hommes du XXe siècle d’August Sander. «Une référence», avoue-t-elle.

«A nous de décider quoi faire de ces images, écrivait jadis Susan Sontag. Après tout, une photographie n’est pas une opinion, n’est ce pas?» Depuis l’élection de Donald Trump, la place des femmes est sérieusement remise en question aux Etats-Unis. «Samedi, j’ai participé à la women’s march à New York avec mes trois filles, dit la photographe. C’en est fini des temps glorieux. Nous avons été très chanceuses durant tout le projet, mais l’élection présidentielle a été perdue. On a perdu toutes les avancées. Lors des marches à New York et à Washington, tout le monde a vu les pancartes “on ne veut plus de ça”.»

Certains pensent que la Trump Tower est une nouvelle tour de Babel. Maintenant, il faut prendre une grosse respiration. On franchira de nouveaux pas. Annie Leibovitz

Sur l’un des écrans défilent plusieurs images d’Hillary Clinton. Un ange passe. «Certains pensent que la Trump Tower est une nouvelle tour de Babel, poursuit-elle. Maintenant, il faut prendre une grosse respiration. On franchira de nouveaux pas.»

A Zurich, il n’y a presque que des journalistes féminines autour d’Annie Leibovitz. Ici, comme à Washington ou à Ouagadougou, les femmes ne sont décidément pas encore égales.

Zurich, ewz-Unterwerk Selnau,
exposition Annie Leibovitz – Women: new portraits,
du 28 janvier au 19 février

*Annie Leibovitz – Susan Sontag
Women
1999

John Lennon et tous les grands

Annie Leibovitz a 21 ans lorsqu’elle revient du kibboutz pour s’installer à New York. Etudiante au San Francisco Art Institute, elle frappe à la porte du magazine Rolling Stone. Son portfolio tape dans l’œil de l’éditeur John Wenner, qui lui propose un premier job: un portrait de John Lennon, en gros plan et en noir/blanc, publié à la une en janvier 1971. Elle retrouvera l’ancien Beatles neuf ans plus tard. Le 8 décembre 1980, elle lui demande de se déshabiller pour enlacer sa compagne Yoko Ono dans une position presque fœtale. Cinq heures plus tard, le chanteur «plus connu que Jésus-Christ» est assassiné devant le Dakota Building. Cette photo fera, à nouveau, la couverture du magazine publié en son hommage.

Perfectionniste jusqu’à l’obsession, Annie Leibovitz photographie les grands de ce monde: politiciens, capitaines de l’économie, champions olympiques, stars du show-biz. En 1975, elle suit la tournée toxique des Rolling Stones.

Plus tard, elle trempe Whoopi Goldberg dans une baignoire de lait ou fait poser Demi Moore complètement nue, à son huitième mois de grossesse. Jamais loin du scandale (ni, non plus, de la photo bienséante), l’Américaine se retrouve à la tête d’une entreprise fort rentable. Mais de mauvais placements lui font frôler la banqueroute en 2009. Depuis, elle s’est refaite. Et pas seulement grâce à UBS.

Serena and Venus Williams, Palm Beach, Florida, 2016

Serena and Venus Williams, Palm Beach, Florida, 2016 © Annie Leibovitz / Women: new portraits

Annie Leibovitz raconte les coulisses de ce portrait intitulé Serena and Venus Williams, Palm Beach, Florida, 2016: «J’avais photographié Serena quelque temps auparavant pour une couverture de magazine. Après sa défaite en demi-finale de l’US Open, sa sœur Venus est venue la consoler sur le court. J’ai découpé la photo parue dans le New York Times pour la montrer à mes filles, en leur disant: ”Regardez ces sœurs, comme elles s’entendent!” Quatre jours plus tard, j’avais rendez-vous avec Serena. Je lui ai demandé de venir avec sa sœur et on a recréé cette photo en studio.»

1 exposition, 10 villes, Women: new portraits termine sa tournée mondiale à Zurich, après Londres, Tokyo, San Francisco, Singapour, Hong Kong, Mexico, Milan, Francfort et New York.


 

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