Rétrospective 2016: des lumières dans la brume

Quand les temps se font durs, la culture se révèle plus indispensable que jamais, pour nous éclairer dans le brouillard et nous pousser à la réflexion. Nombre d’œuvres de cette rétrospective 2016 résonnent ainsi en écho d’un monde bancal.

Gérard Manset, maître hors catégorie de la chanson française

 

Par Eric Bulliard

Il y avait, cette année, quelque chose dans l’air. La dureté des jours, sans doute. Certes, il reste de jolies chansonnettes, des films et des pièces de théâtre juste pour divertir, des livres pour passer le temps. Ils ne font pas de mal, mais on les oublie vite. Les œuvres marquantes de 2016, elles, vibrent de l’écho d’un monde bancal, pour nous aider à mieux le comprendre, nous bousculer, nous éclairer dans le brouillard. C’est le rôle de la culture et, quand les temps deviennent durs, elle l’affirme plus fort encore.

Prenons Saez: il vient de publier le premier volet de son Manifeste – L’oiseau liberté. Entièrement marqué par les attentats en France, l’album a été annoncé quelques semaines auparavant par Les enfants paradis et Tous les gamins du monde, peut-être les plus belles chansons de l’année.

Le poing levé, Saez fouille la noirceur pour en sortir des pépites. Pour affirmer que, face à la barbarie, rien ne vaut les mots et la poésie. «On ne combat jamais mieux qu’en ouvrant des livres.» Son retour en force est aussi passé par trois concerts à guichets fermés au Bataclan (à écouter sur www.saezlive.net). Plus de trois heures par soir, en solo acoustique, avec pas mal de digressions, de clopes et de whisky. Saez, quoi.

Dans un tout autre genre, Vincent Delerm reflète aussi ces temps troublés. A sa manière, en observant le quotidien, il a signé avec A présent un album bouleversant d’humanité, l’un des plus convaincants de l’année en France, avec le magistral Palermo Hollywood de Benjamin Biolay.

Puisqu’on parle chanson française, impossible de passer à côté de Gérard Manset. Il a non seulement sorti un nouveau disque impressionnant d’étrangeté (Opération Aphrodite), mais aussi une anthologie qui confirme son statut de maître absolu. De son œuvre majeure qui court sur près de cinquante ans (Animal on est mal date de 1968), il a choisi ce qui lui semblait digne d’être réédité. Soit 19 CD réunis sous le titre Mansetlandia et des chefs-d’œuvre à la pelle: Comme un guerrier, Demain il fera nuit, Lumières, Genre humain…  Ou comment embrasser en une chanson tout le destin de l’humanité.

Le cinéma aussi a cette faculté d’éclairer le monde, tout en vous touchant au plus profond. Surtout quand il y a le savoir-faire de Ken Loach. Ce jeune enragé de 80 ans a reçu sa deuxième Palme d’or à Cannes pour son Moi, Daniel Blake, aussi émouvant que révoltant.

Gaël Faye, la révélation
Au théâtre, nombre de créateurs s’appuient sur sa faculté de pouvoir empoigner l’actualité quasiment sans délai. Dans le genre, Vidy s’affirme comme un phare en Suisse et en Europe. On retiendra par exemple le puissant Je suis Fassbinder, de Falk Richter, monté par Stanislas Nordey, comédien et metteur en scène parmi les plus enthousiasmants de notre époque.

Du côté des écrivains, Régis Jauffret continue de disséquer notre société malade (Cannibales), alors que Leïla Slimani a décroché le Prix Goncourt avec Chanson douce, roman glaçant sous son titre trompeur. Laurent Mauvignier (Continuer) a confirmé son talent singulier, alors que Gérard Macé (Pensées simples) poursuit une œuvre hors modes, portée par cette idée forte: «C’est dans ce chaos que la poésie impose un ordre, et si possible une harmonie.»

Révélation littéraire de l’année, Gaël Faye s’est lui aussi penché sur une réalité, celle du Burundi de sa jeunesse (Petit pays). Parmi les auteurs confirmés, Jonathan Coe (Numéro 11) et Elena Ferrante (Le nouveau nom / L’amie prodigieuse II) poursuivent également une œuvre éclairante sur la société, qu’elle soit britannique, italienne ou universelle.

A propos d’universalité, 2016 restera l’année des 400 ans de la mort de Shakespeare. Nombre de publications ont rappelé que tout se trouve dans cette œuvre et que ce génie avait tout compris: «La vie est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.»

 

Rétro Musique: des morts, des vieux et des renouveaux

David Bowie © Jimmy King

Par Christophe Dutoit

Quelle étrange année 2016! David Bowie s’en est allé sur le testamentaire Blackstar, Prince a succombé à un abus d’antidouleurs en pleine tournée seul au piano, Leonard Cohen a tiré sa révérence sur un dernier éclat: «I’m ready my Lord (Je suis prêt, mon Seigneur)…» Trois des musiciens les plus influents de la musique moderne fauchés en pleine création, quel gâchis! Et que dire de la mort d’Alan Vega, le démiurge de Suicide, de Scotty Moore, le légendaire guitariste d’Elvis, ou de George Martin, l’un des nombreux «cinquièmes» Beatles, le producteur qui a hissé les Fab Four au sommet! Merde.

Cette année 2016 restera également comme celle de la dernière tournée de Black Sabbath. Dans quelques semaines, Ozzy Osbourne et Tony Iommi achèveront leur carrière, chez eux à Birmingham, la ville qui a vu naître le metal en 1968 autour du groupe le plus vénéré des musiques extrêmes. RIP. En parallèle, d’autres papys du (hard) rock ont sans doute fait leurs adieux: en présence d’un Axl Rose plus que crédible dans son rôle de mi-Bon Scott, mi-Brian Johnson, AC/DC a enflammé le stade de Suisse, avec un show ultrajouissif.

Parmi les autres survivants qui tournent inlassablement, Bob Dylan a accepté le Nobel de la littérature du haut de son attitude «ça m’en touche une sans faire bouger l’autre». L’air de rien, il a laissé Patti Smith perdre ses moyens durant A hard rain’s a-gonna fall, devant les membres de la prestigieuse académie suédoise. Sans doute l’image la plus touchante de l’année.

Pendant ce temps, un autre dinosaure des sixties, presque aussi bourru, enchantait durant trois heures le public du Montreux Jazz Festival. Dernier des hippies, enragé comme jamais contre ceux qui touchent à sa Terre, Neil Young a encore prouvé, entre deux sorties d’album (!) que son nom voulait dire «je suis jeune»…

Mais, trêve de vieillotteries. En 2016, Ebullition a dignement fêté sa Sainte-Catherine et ses vingt-cinq ans d’activisme avec un livre foutraque et une multitude de concerts plus déjantés les uns que les autres (que dire des retours d’Arno et de Miossec). Quelle santé!

Hanté par la mort de son fils, Nick Cave a publié son disque le plus ténébreux. Derniers rescapés des eighties, les Pixies ont sorti l’un des disques les plus excitants du moment. Et Peter Doherty a mis «chaos debout» un Hôtel de Ville de Bulle qui ne s’attendait pas à prendre des airs de CBGB des campagnes. Les Francomanias ne s’en sont toujours pas remises.

Mais, surtout, 2016 aura mis en pleine lumière cette «nouvelle» chanson française que tout le monde croit moribonde. Que nenni. Derrière les génies Benjamin Biolay et Saez, Grand Blanc et La Femme ont fait danser la jeunesse avec leur disco-élitisme branché. Tandis que Facteurs Chevaux, auteurs du «disque de nulle part de l’année», tissent un lien entre Boileau, la musique médiévale, The partisan (de Leonard Cohen) et Ghost rider (d’Alan Vega). La boucle est ainsi bouclée.

Enfin, la Suisse francophone n’est pas en reste, avec le premier album de Régis, ce Ge­nevois ivre de spleen et de guitares maladives. Sans aucun doute le disque helvétique de l’année (à découvrir au Nouveau Monde le 21 janvier).

Posté le par Eric dans Anglo-saxon, Chanson française, Cinéma, Littérature, Livres, Musique Déposer votre commentaire

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