Saez, des mots face aux barbaries

Trois ans après Miami, Damien Saez revient avec Le manifeste, un projet au long cours dont il vient de dévoiler l’acte I, L’oiseau liberté. Sur cet album poignant plane l’ombre des attentats de l’année dernière.


Par Eric Bulliard
«A l’heure des guerres, des champs d’horreur, faire de la terre des champs de fleurs.» Un long poème, une musique mélancolique, un clip où, mi-Pierrot, mi-Charlot, il plante des fleurs sur la plage: c’était en juin et, trois ans après Miami, Damien Saez annonçait son retour par un mystérieux projet au long cours, intitulé Le manifeste. Son premier acte prend la forme de l’album L’oiseau liberté, disponible depuis vendredi.

Insaisissable Saez. Hors du circuit habituel, sans maison de disques depuis plus de dix ans, ce chanteur écorché fait ce qu’il veut, comme il veut. «N’est maître de son art que celui qui le crée», clame-t-il sur son site, comme une devise. Le bougre ne supporte pas les bâtons dans les roues: mi-novembre, quand Amazon a «teasé» les titres de son nouvel album, Saez a pété les plombs. «J’annule tout», a-t-il lâché sur le site www.culturecontreculture.fr, plate-forme de son Manifeste. Sa lettre furibarde n’est restée qu’un temps, mais il l’a remplacée par la chanson Peuple manifestant, neuf minutes de rage pure contre les médias, la société, le monde entier.

Depuis, l’album est quand même sorti et les concerts semblent maintenus, dont trois soirées au Bataclan et une à l’Arena de Genève (le 1er avril). Entouré de mystères, L’oiseau liberté prend la forme d’un double album, le second disque étant présenté comme le prélude à l’acte II. Qui sera, en principe, un autre album, peut-être suivi d’un troisième, allez savoir…

Le manifeste doit s’étendre sur plus d’une année avec (surtout pour les «manifestants» qui s’acquittent d’un crowdfunding de 60 euros) des vidéos, des concerts filmés, des poèmes… Cet Oiseau liberté, dépouillé et poignant, doit donc être considéré comme un chapitre du projet global.

Aux enfants du Bataclan
Début novembre, Saez avait déjà proposé en téléchargement libre deux chansons, Les enfants paradis et Tous les gamins du monde. Deux ballades sublimes, à vous tirer des larmes. La première rend hommage aux spectateurs du Bataclan, qui «étaient pleins de vie, avaient l’œil du printemps», qui «n’étaient pas guerriers, mais sont morts au combat». La deuxième rend hommage aux dessinateurs de Charlie Hebdo assassinés. Douleur, colère, mais espoir aussi: le «souffle du néant n’éteindra pas la flamme», tant que «tous les gamins du monde, charbon sur du papier / Dessineront toujours ton visage, ô Liberté».

Deux chansons qui se situent très haut dans le riche répertoire de Saez. Pas très loin de Châtillon-sur-Seine, des Meurtrières, d’Ami de Liège (déjà un hommage aux victimes d’une tuerie), des Anarchitectures, voire de son chef-d’œuvre, le triple album Varsovie-L’Alhambra-Paris. Ce n’est pas le Saez énervé de J’accuse ou de Cigarette, mais cet enfant de Barbara et de Jacques Brel, cet auteur inspiré qui vous prend aux tripes.

On espérait donc énormément pour cet album. Trop peut-être. Les autres chansons n’atteignent pas tout à fait ces sommets, même si la tonalité reste identique, avec l’ombre omniprésente des attentats de l’année dernière. Le disque s’ouvre sur quelques notes de piano, cette voix déchirante, ces mots: «Mon pays, je t’écris sous le ciel de novembre…» Plus loin, Saez lâche l’idée centrale de son Manifeste: «C’est la guerre, c’est la guerre des cultures […]. Ils sont morts les Vinci, les Rimbaud, les Voltaire / Ils sont morts au profit des réseaux du vulgaire.»

A ses yeux, les assassins du Bataclan et de Charlie ont visé une culture, un idéal. «Ça n’est pas mon pays ce soir qu’on assassine / C’est l’histoire de l’homme, c’est Pierrot, c’est Colombine / C’est Michel-Ange puis c’est Lascaux, puis c’est Paris.» Face aux barbaries, il s’agit de dresser une barricade de poésie, de musique.

On peut pardonner beaucoup à un chanteur qui clame haut et fort: “On ne combat jamais mieux qu’en ouvrant des livres”

«Sociétés malades»
Jamais arrêté par la modestie, Saez se donne des airs de résistant, prêt à guider cette lutte: «Ami, n’aie pas peur de mourir / Pour des idées, pour le combat / Celui qu’on fait par les sourires.» Certains titres, comme L’oiseau liberté ou Les enfants lune prennent alors des allures de harangue à une foule en marche: «Nous allons les chemins de pluie / Mettre des fleurs à mon pays.»

Autant dire qu’il y a du boulot, dans un monde où l’on ne sait plus lire, où règnent l’ignorance et «le grand communicant», Facebook et Twitter en tête, ces  «collaborants» de nos «sociétés malades». «Allez, connecte-toi à ton réseau, blaireau», lâche-t-il dans C’est la guerre, un des titres du prélude à un acte II qui s’annonce plus colérique. Dans Mon terroriste, il enfonce le clou, désignant  le vrai ennemi du côté des banques, des ministères, des médias, de la «pornocratie». On ne le change pas, Saez…

Excessif, agaçant avec ses poses d’artiste maudit, il n’a toujours pas la cote auprès des journaux branchés, qui lui font payer son refus du jeu médiatique… Mais son public le suit: les trois soirées au Bataclan affichent complet et, à peine sorti, L’oiseau liberté s’est retrouvé à la deuxième place des ventes sur i-Tunes comme sur le site de la Fnac. Pas sur Amazon, où, après son coup de sang, Saez a dû refuser qu’il soit en vente.

Jeune et con
Ce succès loin du showbiz dure depuis seize ans, depuis qu’un gars de 22 ans balançait son imparable Jeune et con, comme un hymne, poing (ou doigt) levé. Déjà, deux clans se formaient: ceux qui se pâment et ceux qui se moquent.

Alors oui, les tenants du bon goût culturel peuvent rire de ses révoltes postadolescentes, de son lyrisme exacerbé, de la prétention du type qui estime que ses poèmes sur les réseaux ne sont pas seulement de la confiture aux cochons, mais «du caviar aux cafards»…

Il est comme ça, Saez, inclassable et déchiré, insupportable et génial. Il suffit de l’écouter vraiment pour reconnaître la qualité de son écriture, son sens de la mélodie. Et l’on pardonne beaucoup à un chanteur qui clame haut et fort: «On ne combat jamais mieux qu’en ouvrant des livres.»

Saez, L’oiseau liberté, Wagram. En concert le 1er avril à l’Arena de Genève. www.culturecontreculture.fr

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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