Eric Faye: cachés par les dieux, éclairés par le roman

Dans un habile roman choral, Eric Faye revient sur un étonnant épisode des relations entre le Japon et la Corée du Nord: les enlèvements de citoyens nippons par le régime communiste, il y a quarante ans.eric-faye

par Eric Bulliard

Un jour, en cette fin des années 1970, ils disparaissent. Evaporés, sans laisser de trace. Une collégienne de 13 ans, un archéologue, une future infirmière et sa mère… Longtemps, très longtemps après, on comprendra que ces Japonais sans histoire ont été enlevés par des services de la Corée du Nord. En particulier pour les forcer à enseigner leur langue et leur culture aux futurs espions du régime communiste… On les a appelés les kamikakuchi, «cachés par les dieux».

Cette histoire incroyable, fondée sur des faits réels, sert de base à Eclipses japonaises, le nouveau roman d’Eric Faye. Ce Français spécialiste du Japon (on lui doit notamment Nagasaki, Grand Prix du roman de l’Académie française 2010) y mêle un autre destin étonnant. Journaliste à l’agence Reuters, Eric Faye voit passer un jour une dépêche sur Charles R. Jenkins. Basé à la frontière des deux Corée, ce G.I. américain (qui deviendra Jim Selkirk dans le roman) craignait de devoir partir dans le bourbier vietnamien. En 1966, il déserte et se réfugie en Corée du Nord. Il y épousera une Japonaise et ne pourra ressortir du pays que trente-huit ans plus tard.

La virtuosité discrète
Eclipses japonaises s’ouvre par les enlèvements des personnages que le lecteur retrouvera au fil des pages. Avant de basculer vers un des éléments centraux: l’attentat contre un avion de la Korean Air, en 1987. Là encore, le fait divers est inspiré de l’histoire réelle de la terroriste Kim Hyon-hui: avec un complice qui se suicidera lors de son arrestation, cet agent secret nord-coréen est appréhendé peu après l’explosion qui a causé la mort de 115 personnes. Dans le livre, elle s’appelle Chai Sae-jin. Elle parvient, un temps, à passer pour une Japonaise, parce qu’elle a bénéficié des cours d’une collégienne de 13 ans enlevée au Japon.faye

Ainsi se tisse cet édifiant roman choral, à partir de ces différents fils qu’Eric Faye mêle avec une virtuosité discrète. Nul besoin d’insister sur les détails historiques pour donner un vernis de véracité: son livre reste un roman, une fiction qui se fonde sur la réalité pour tenter de l’éclairer. Et nous demeurons dans le registre de la littérature, avec ce qu’elle implique de style, de construction, de rythme.

La vie, malgré tout
Des personnages d’Eclipses japonaises, nous ne saurons pas grand-chose. Ils flottent dans une aura de mystère qui nimbe tout le livre. A l’image de leur existence au-delà de la frontière: ils ignorent combien d’entre eux ont été ainsi arrachés à leur vie ordinaire. Ces exilés se croisent, parfois, s’étonnent d’entendre parler japonais, se retrouvent sur un plateau de cinéma. Certains disparaissent à nouveau.

Et leur vie continue, dans ce brouillard d’incertitudes, dans la paranoïa constante que fait régner le régime nord-coréen. Ils se marient, se construisent une famille. Difficile de ne pas s’émouvoir devant cette force qui les pousse à avancer malgré tout. Parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’essayer de vivre.

Eric Faye a la modestie de ne pas étaler son érudition, sa connaissance du Japon.

Eric Faye a la modestie de ne pas étaler son érudition, sa connaissance du Japon. Le socle historique demeure solide et ses recherches historiques importantes, mais son but n’est pas d’analyser en profondeur la situation géopolitique de ces années-là. Il lui suffit de quelques touches (le tournage d’un film, la retranscription des informations de radios étrangères…) pour en décrire la désolante absurdité.

Première reconnaissance
De même, son écriture demeure retenue, presque sèche, pour rester à hauteur d’homme, au niveau du quotidien. De toute manière, l’histoire qu’il nous conte paraît suffisamment étonnante pour tenir en haleine. Ses histoires, plutôt, tant ils les intriquent avec maestria. En 2002, après des années de dénégation, la Corée du Nord a pour la première fois reconnu treize enlèvements de citoyens japonais. Elle a même permis à certains de retrouver leur famille. Selon les spécialistes, le nombre de «cachés par les dieux» pourrait en réalité s’élever à au moins une centaine.

Eric Faye, Eclipses japonaises, Seuil, 240 pages

 

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