Nicolas Crispini: Les couleurs du paradis perdu

Jusqu’au 23 décembre, la Médiathèque Valais – Martigny montre Les couleurs du paradis perdu, une très belle exposition qui dévoile la manière dont la photographie en couleurs a influé sur l’image du Vieux-Pays durant le XXe siècle.

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La chapelle du Schwarzsee © Robert Doebeli /Médiathèque Valais – Martigny, don Nicolas Crispini

par Christophe Dutoit

«Pourquoi le paradis perdu?» se demande-t-on à l’entrée de la Médiathèque Valais – Martigny, au moment de découvrir son exposition à voir jusqu’au 23 décembre. Parce que, jusqu’au milieu du XXe siècle, le Valais s’est prudemment maintenu à l’écart de la modernité et qu’il a continué à cultiver des valeurs montagnardes de vertu et de pureté. Une sorte de paradis rousseauiste en quelque sorte. Déjà chanté par les écrivains voyageurs depuis la fin du XVIIIe siècle, le Vieux-Pays a fait l’objet d’une impressionnante iconographie, qu’elle soit gravée, peinte ou photographique depuis les années 1850.

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La chapelle du Schwarzsee © Albert Gos

Le projet Les couleurs du paradis perdu, dont le livre vient de sortir aux Editions Slatkine, s’est attaché à mettre en lumière un volet encore très méconnu jusqu’ici, celui de la photographie en couleurs. Photographe lui-même, collectionneur et commissaire d’exposition, Nicolas Crispini s’est attaché, depuis plus de trente ans, à réunir ce que la photographie a produit de plus intéressant en Valais: des plaques de projection rehaussées au pinceau, des photochromes (impression et colorisation d’une image noir et blanc par la lithographie), des procédés Lippmann, du nom de ce Prix Nobel de physique qui inventa une méthode interférentielle de restitution des couleurs.

Hors du temps
Coauteur de Fous de couleur au Musée gruérien l’an dernier, le Genevois a également exhumé les autochromes de Robert Doebeli, cet instituteur passionné et membre fondateur de la Société genevoise de photographie. Dans son corpus d’au moins 380 plaques, on compte un grand nombre de vues du Valais, principalement des portraits posés en plein air (imposés par la faible sensibilité des autochromes et l’obligation d’utiliser un trépied) et des paysages de montagne, saisis hors du temps.

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La toilette de la mariée, Evolène © Robert Doebeli /Médiathèque Valais – Martigny, don Nicolas Crispini

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La mariée © Ernest Biéler

De manière très intelligente et ludique, Nicolas Crispini juxtapose, dans l’exposition et dans le livre, des autochromes de Doebeli et des œuvres picturales. Notamment, des temperas d’Ernest Biéler, ce Vaudois fondateur de l’Ecole de Savièse, adepte d’une peinture réaliste teintée d’idéalisme. Au tournant du XXe siècle, il faut se souvenir que le Valais était encore une destination «exotique» pour les urbains de Lausanne ou de Genève. Un Vieux-Pays où les habitants étaient isolés du reste du monde «pour leur bien». Sur les huiles d’Edmond Bille, de Paul Virchaux ou d’Alfred Dumont, les habitants paradent en costume traditionnel. «En photographie, les images montrent des paysannes en habits du dimanche, car il fallait idéaliser une réalité qui tenait déjà du fantasme vers 1900», explique Nicolas Crispini dans une interview accordée à Etienne Dumont.

D’autres autochromistes ont opéré en Valais, à commencer par les frères Lumière, inventeurs du procédé commercialisé en 1907. Comme d’autres, ils ont pris le Cervin depuis le Riffelsee, une image devenue un stéréotype aussi bien pour les peintres et les photographes que pour les flux de touristes, qui adoptent tous les mêmes points de vue et les mêmes perspectives. Tout comme la chapelle du Schwarzsee, prise immanquablement depuis le même endroit, là où elle se reflète exactement dans les eaux calmes du lac.

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Peintre à Findelen © Robert Doebeli /Médiathèque Valais – Martigny, don Nicolas Crispini

Jusqu’au début des années 1940, Robert Doebeli persiste à photographier en couleurs, à une époque où, paradoxalement, le noir et blanc représentait davantage la réalité et la couleur était de l’ordre du rêve. De l’autochrome devenue obsolète, il passe à la pellicule 35 mm Agfacolor et produit des diapositives, notamment du Lötschental, qu’il projette lors de conférences.

Le problème de la beauté
La magnifique mise en valeur de la Médiathèque prend tout son intérêt dans la confrontation avec des images plus récentes, notamment avec les tirages noir et blanc d’Oswald Ruppen (années 1960) ou des reportages sociaux de Bernard Dubuis et Robert Hofer, dans les années nonante. Surtout, Les couleurs du paradis perdu s’achèvent sur une sélection de photographies contemporaines de montagne (Nicolas Faure, Alain de Kalbermatten, Walter Nierdermayr, etc.), une thématique revenue au goût du jour. «Le plus gros problème avec la montagne, c’est sa beauté! Il faut donc constamment se départir de cette tentation de faire une image trop belle, trop lisse, pour sortir quelque chose d’original», explique le Vaudois Matthieu Gafsou. «Aujourd’hui, on s’affaire à rafistoler le mythe originel, à folkloriser le passé, écrit Nicolas Crispini. L’esthétique de la désillusion est née…» Perdu ou retrouvé, le paradis valaisan «reste très beau», conclut-il.

Martigny, Médiathèque, tous les jours de 13 h à 18 h, jusqu’au 23 décembre.

Nicolas Crispini, Les couleurs du paradis perdu, Editions Slatkine / Donner à voir, 176 pages

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Au champ, val d’Hérens © Robert Doebeli /Médiathèque Valais – Martigny, don Nicolas Crispini

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