Jean-Luc Cramatte et ses culs de ferme en signe de double deuil

Depuis 2011, le photographe fribourgeois Jean-Luc Cramatte accumule ses photographies d’arrières de fermes, regroupées dans un magnifique ouvrage aux Editions Patrick Frey.cramatte05

par Christophe Dutoit

On ne dit jamais un cul de ferme
On dit l’arrière d’une ferme
L’endroit où s’entassent
Une archéologie du futur
Un oubli de génération
Des secrets bien gardés

Malgré ce qu’il en dit dans son aphorisme, Jean-Luc Cramatte a appelé son dernier ouvrage Culs de ferme. «Durant un temps, on pensait l’intituler Farm lovers», avoue-t-il. Un titre en anglais, car les Editions zurichoises Patrick Frey vendent d’abord leurs livres aux Etats-Unis et au Japon. Finalement, le photographe fribourgeois aux origines jurassiennes est revenu au français. Le charme de la langue, sans doute.

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Initiée en 2011 en compagnie de sa stagiaire Mehregan Joseph, cette série de paysages agricoles semble s’inscrire dans la logique d’inventaire que poursuit le photographe depuis plus de trente ans. Durant plusieurs mois, les deux sillonnent la Suisse profonde et la France voisine à la recherche de ces fameux arrières de ferme, de ces non-lieux à l’abri des regards, de ces faces cachées de la campagne. En 2012, il racontait à La Gruyère comment il initiait sa jeune disciple au contact avec la terre: «Aujourd’hui, tu vas voir comment faire quand un paysan arrive avec sa fourche pour te foutre dehors et pour te retrouver, après vingt minutes, à boire le café avec lui dans sa cuisine et finir soûl à 5 heures du soir.»

L’enfant écrasé sous un tracteur
Celui disparu trop tôt
Les lieux du drame
Comme un silence

Comme à son habitude, Jean-Luc Cramatte met en images des sensations enfouies dans la mémoire collective. Comme si ses images sentaient le foin coupé, le vieux mazout ou le fumier de l’écurie. Fait nouveau, il met désormais en mots quelques fulgurances, entendues sur la route ou inspirées par un nouveau souffle poétique.cramatte07

«Avec Mehregan, on a relu De sang froid, de Truman Capote, mais aussi John Steinbeck ou Le pauvre homme du Toggenbourg, l’autobiographie d’Ulrich Bräker parue en 1788. Culs de ferme me ressemble énormément», avoue l’auteur, rencontré samedi entre deux saucisses lors du vernissage aux Abattoirs de Fribourg. Pour la première fois, il montre également ses collages et ses interventions dessinées. «Je ne fais pas de retouches avec Photoshop, je les fais directement avec de la peinture ou des feutres. Certains dessins datent des années nonante. Je suis aussi un collectionneur fou de photographies. J’aime customiser les images, c’est une manière de me les réapproprier.»

L’homme parle d’un cheminement intime, d’une évolution de son travail. Mais aussi d’un deuil de la photographie, lui qui a récemment fermé son atelier dans le quartier d’Alt. «Mais, tous les jours, je dessine, je photographie, j’écris, je fais des collages.» Ce travail signe aussi le deuil de sa photographie «sèchement documentaire», telle qu’il l’a pratiquée jusqu’ici, à l’image de sa série Poste mon amour.cramatte02

Ce deuil, on le retrouve tout au long de l’ouvrage, dans le délabrement de ces fermes abandonnées, dans la tristesse de cette mort lente d’une certaine agriculture ancestrale.

Dimanche
Jour de messe
Il met de l’eau de toilette
Du «sent-bon» comme il dit
Par-dessus l’odeur de l’étable
Mélange avec l’odeur du fumier

«Avec Patrick Frey, on trouvait que mes images rappelaient des ambiances de la série True detectives.» Du coup, décision est prise de ne pas légender les photographies, pour conserver leur dimension universelle. «C’est un projet poétique. Aux lecteurs de se forger leurs propres sentiments devant ces images.» A 57 ans, Jean-Luc Cramatte voit-il dans cette publication un nouveau départ? «Oui, sans doute, mais dans une certaine continuité. J’ai toujours aimé ce côté décalé.»

Aux premiers signes
De la décrépitude
Un sureau s’installe

Jean-Luc Cramatte, Culs de ferme, Editions Patrick Frey, 288 pages

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