Jean-Edern Hallier, le pamphlet empêché

Notre série d’été remonte le temps, en évoquant les anniversaires d’œuvres qui ont marqué leur époque. Début il y a vingt ans, avec L’honneur perdu de François Mitterrand, virulent pamphlet de l’impayable Jean-Edern Hallier, longtemps empêché de publication.

Jean-Edern-Hallier.journal

Par Eric Bulliard

C’était un punk des beaux quartiers, un révolutionnaire en Ferrari. Un polémiste fou furieux et menteur sublime: «Mentir, oui, mais à la seule condition de faire croire à l’impossible.» Jean-Edern Hallier (1936-1997) était aussi écrivain, le plus doué de sa génération, disait-on. Il y a tout juste vingt ans, il sortait L’honneur perdu de François Mitterrand, mélange de révélations explosives et d’invectives graveleuses qui, se réjouissait-il, devait «gâcher la postérité» du président.

«jean-edern-couvCeci est le pamphlet le plus célèbre qui ait existé avant d’avoir été publié», annonçait la quatrième de couverture, en février 1996. Jean-Edern Hallier l’a écrit dès 1982, un an à peine après l’élection de François Mitterrand. Le nouveau président ne l’a pas nommé ministre, ni directeur d’une chaîne de télévision, comme l’espérait l’écrivain: son amitié et son soutien se muent en haine et vengeance.

Dans son livre, il affirme que tout a basculé le jour où Mitterrand a déposé une rose au Panthéon: «C’était si déplorable et indécent que j’éclatais de rire derrière la colonnade», écrit-il à propos de ce «recueillement public», ce «porno cérébrospinal de vieux singe». «Invite-t-on cinquante millions de téléspectateurs quand on va aux chiottes ou photographie-t-on quelqu’un en train de prier?»

On connaît tout de la vie privée des acteurs. Pourquoi n’aurait-on pas le droit de se pencher sur celle de ces cabots de seconde zone, les politiciens

Dès lors, Jean-Edern Hallier fait feu de tout bois et révèle des secrets sensibles: l’existence de la fille cachée Mazarine, le cancer du président et son passé trouble sous Vichy. Impossible toutefois de lâcher sa bombe: pendant quatorze ans, il voit les éditeurs refuser son manuscrit.

Dans l’excès
«On connaît tout de la vie privée des acteurs, se justifiait Jean-Edern Hallier. Pourquoi n’aurait-on pas le droit de se pencher sur celle de ces cabots de seconde zone, les politiciens? Puisqu’ils ne cessent de donner des leçons de morale, qu’ils commencent par eux-mêmes.»

A chaque ligne, son pamphlet se révèle d’une virulence qui affaiblit son argumentation. Chacun sait depuis Talleyrand que «tout ce qui est excessif est insignifiant». Ici, tout est excès. Sa plume rageuse mélange les faits alors inconnus du grand public et les élucubrations grandiloquentes.

Il s’en prend par exemple au physique du président, multiplie les allusions à ses ongles sales et à ses dents limées, détaille sordidement son corps nu, l’accuse d’être «crinophile», soit fétichiste des cheveux. Mais il revient aussi sur l’affaire de l’Observatoire, ce curieux attentat auquel Mitterrand aurait échappé en 1959, sujet tabou que Jean-Edern Hallier décrit avec précision comme un coup monté.

Hugo et Chateaubriand
Face à «l’écrivain raté» Mitterrand, Jean-Edern Hallier se compare à Chateaubriand, à Soljenitsyne, à Homère, à Victor Hugo. Son pamphlet, affirme-t-il, est d’abord de la «haute littérature»: «Il faut travailler dans le vivant, événementialiser une bonne fois, c’est-à-dire remettre en littérature les personnages de l’actualité. Sinon, pourquoi aurais-je choisi Mitterrand, ses ministres et les membres de son entourage, qui m’emmerdent, quand ils ne me répugnent pas?»

La verve du trublion médiatique ne doit pas le faire oublier: L’honneur perdu de François Mitterrand a réellement effrayé l’Elysée. Sous la plume de l’agitateur, cela donne: «De réunion en réunion, autour de Tonton imberbe, bourré d’hormones femelles, transi, paniqué, on essayait de savoir comment arrêter cette forme de pamphlet, de kamikaze chiite avec mon camion fou de tombeur de républiques, bourré de mots et d’informations nucléaires prêtes à tout faire sauter.»Edern-Hallier

Plus concrètement, l’écrivain devient l’homme le plus écouté de France: le voici au cœur du célèbre espionnage illégal mis en place par une cellule élyséenne. Il affirmera avoir fait l’objet, avec son entourage, de plus de mille écoutes téléphoniques.

«L’honneur de m’écouter»
Sa riposte: il arrête de payer ses factures de téléphone, jusqu’à ce qu’on lui coupe la ligne. Il envoie alors une lettre à un conseiller du Premier ministre: «L’honneur de m’écouter, de fouailler dans mon intimité, dans mes conversations amoureuses, politiques, journalistiques, littéraires, s’élève au montant de ma facture de 6720 francs que je vous adresse ci-joint…» Sa ligne est rétablie et Jean-Edern Hallier n’a plus reçu de facture. Il peut alors, prétend-il, passer ses nuits à des conversations érotiques avec des amies au Japon, en Afrique du Sud, en Thaïlande…

Au moment de la publication, puisque ses révélations ont éventées, il se précipite à la télé pour crier: «Mon livre va être saisi! Achetez-le tant qu’on peut encore le trouver!»

En 1992, L’honneur perdu de François Mitterrand connaît une première édition, qu’il présente à Apostrophes, dans une version autocensurée. Et le texte était connu du Tout-Paris, puisqu’il le distribuait, sous le manteau, aux journalistes et parlementaires. Il faudra toutefois attendre février 1996, un mois après la mort de Mitterrand, pour que le pamphlet paraisse intégralement. Mais Paris-Match a révélé l’existence de Mazarine un an et demi auparavant et Pierre Péan a déjà levé le voile sur le Mitterrand des années 1930-40, dans Une jeunesse française.

Même si ses révélations ont été éventées, le livre, dès sa sortie, devient un best-seller. Il faut dire que la justice venait d’interdire celui du médecin du président. Jean-Edern Hallier s’est précipité à la télévision pour crier: «Mon livre aussi va être saisi! Achetez-le tant qu’on peut encore le trouver!»

Jean-Edern Hallier, L’honneur perdu de François Mitterrand, Editions du Rocher / Les Belles-Lettres, 1996, 180 pages

 

«Il me faut des géants!»
Un personnage aussi flamboyant ne pouvait mourir d’une bête rupture d’anévrisme, comme le veut la version officielle. Même si trouver la mort à vélo alors qu’on passe pour aveugle demeure peu banal… Dominique Lacout et Christian Lançon, dans La mise à mort de Jean-Edern Hallier (Presses de la Renaissance, 2006), ont mis en évidence des zones d’ombre entourant sa disparition, à Deauville, au matin du 12 janvier 1997.

Du pain bénit pour les conspirationnistes, qui concluent à l’assassinat. Sauf que, comme l’a rappelé son secrétaire particulier Anthony Palou, quand on carbure à deux litres de vodka et quatre paquets de Gauloises par jour, il peut arriver que le corps lâche, à 60 ans. Surtout si l’on ajoute de la cocaïne et de précédents infarctus.

Avec sa disparition, Jean-Edern Hallier refaisait les gros titres, lui qui avait demandé à son ami Michel Lagrange, patron de La Société des Belles-Lettres: «Si je me suicide, tu crois que je ferai la une du Monde?» Star comme aucun autre écrivain français, il nourrissait une obsession médiatique jusqu’à simuler, en 1982, son propre enlèvement par de fumeuses Brigades révolutionnaires françaises. Bernard Pivot, qui venait de le recevoir à Apostrophes, aura cette réflexion: «Qui peut avoir le culot d’enlever Jean-Edern Hallier et donc de passer des jours et des nuits avec lui?» L’écrivain n’avouera jamais la supercherie. En revanche, il reconnaîtra avoir organisé un attentat à l’explosif chez Régis Debray…

«Punk furibard»
Le romancier prometteur, qui a fondé la revue Tel quel à 24 ans (avec Philippe Sollers), s’est peu à peu mué en «punk furibard», comme le qualifiait l’animateur Karl Zéro. Dans L’Idiot international, qu’il a créé en 1969 – avec le soutien de Sartre et Beauvoir – puis relancé sous Mitterrand, ses éditos au vitriol, ses enquêtes plus ou moins fantaisistes lui vaudront procès, condamnations, saisies… Pas de quoi freiner celui qui claironnait: «Il ne peut me suffire de pourfendre des nains. Il me faut des géants!»

Une nouvelle forme de télé
Dans ses délires mégalo, Jean-Edern Hallier dérape parfois, mais fait aussi preuve de courage: en 1989, il publie un numéro spécial de L’idiot international avec une traduction pirate des Versets sataniques, qu’il apporte en personne à l’ambassade d’Iran. L’éditeur français du livre de Salman Rushdie avait renoncé à la publication et lui collera un procès.

Son influence demeure visible à la télévision: dans Jean-Edern’s club, sur Paris Première, il est le premier en France à dire du mal des livres qu’il n’aime pas. En les jetant à la poubelle, s’ils le méritent. La mode des snipers de la critique était lancée.

«Mon chef-d’œuvre, c’est ma vie», affirmait Jean-Edern Hallier. Comme l’a noté Michel Desgranges: «Il était meilleur écrivain que la plupart de ses contemporains, mais omit d’écrire un grand livre. Car il lui arrivait d’être distrait.»

 

Ils ont dit de lui

Henri Michaux: «Jean-Edern Hallier est un salaud comme Dostoïevski. Sa voie: celle du roman immense.»

Marc-Edouard Nabe: «Tous les miroirs vomissent quand Jean-Edern Hallier passe devant eux.»

François Bott: «Ce dangereux histrion, ce spécialiste de l’emphase, de l’esbroufe, des coups tordus et des multiples revirements aurait trahi même son ombre.»

Jérôme Hesse: «Il était narcissique, mythomane, d’aucuns n’hésiteront pas à dire malhonnête, mais on ne l’aura quand même pas cerné pour autant. Il faudrait peu à peu oublier ces épisodes, finalement assez inintéressants, et revenir à ce que Jean-Edern Hallier a toujours été vraiment, et premièrement: un écrivain, dont le talent était souvent foudroyant.»

Photo datée du 07 février 1996 de l'écrivain et polémiste Jean-Edern Hallier, 60 ans, s'exprimant devant la presse lors de la présentation de son livre controversé "L'honneur perdu de Mitterrand". Jean-Edern Hallier est décédé, le 12 janvier 1997, lors d'une promenade à vélo en bordure de la plage de Deauville. AFP PHOTO PATRICK KOVARIKFrançois Bousquet: «Ayant de la nitroglycérine dans le sang, il réglait ses conflits à la dynamite (…) Il attaquait les gens au physique, à la verrue, au cancer de la prostate, s’asseyant royalement sur l’article 9 du Code civil, qui garantit le secret de la vie privée, en martelant la phrase de Mendès-France: «Pas de vie privée pour les hommes publics, pas de vie publique pour les hommes privés.» (…) C’était un paparazzi dans l’âme, un égoutier de génie et une concierge célinienne.»

Alexandre K. Ounadjela: «Jean-Edern Hallier, sauve-nous! Reviens, tu nous manques. (…) Tu étais trop fort pour faire voler les livres d’un bout à l’autre de la pièce. Tu leur en as fait voir, en noyant, brûlant, mangeant cette littérature infâme qu’on nous sert à chaque rentrée littéraire.»

Posté le par Eric dans Littérature, Livres, Série d'été / C'était il y a… Déposer votre commentaire

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