Pierre-Louis Matthey, une poésie de fougue et de virtuosité

Les Editions Empreintes publient en cinq volumes les Poésies complètes de Pierre-Louis Matthey (1893-1970). De quoi redécouvrir l’œuvre puissante de celui qui fut reconnu comme le plus grand poète de sa génération en Suisse romande.

Pierre-Louis Matthey, fonds CRLR Lausanne.

Pierre-Louis Matthey à Nice, en 1927 © fonds CRLR Lausanne.

Par Eric Bulliard

Il est entré en littérature avec Seize à vingt, en 1914. Pierre-Louis Matthey (1893-1970) a 20 ans et sa poésie frappe d’emblée par une fougue inhabituelle dans la littérature romande. Plus tard, elle brillera d’une virtuosité toujours plus affirmée, revisitera la mythologie, se frottera aux glorieux aînés anglais. De son vivant, Pierre-Louis Matthey a été célébré comme le plus grand poète romand de sa génération. Depuis sa mort, son œuvre n’avait pas été rééditée. Un manque comblé par ces Poésies complètes, cinq volumes parus aux Editions Empreintes.

«Avec ce livre, publié en septembre 1914 dans les Cahiers vaudois, la modernité fait irruption dans la poésie romande», écrit Marion Graf à propos de Seize à vingt, dans son introduction. Ce «livre de feu» est l’œuvre d’un jeune fils de pasteur, qui sort d’une adolescence tourmentée. Il a découvert son homosexualité, dévoré les poètes, Baudelaire et Rimbaud en particulier, dont l’écho traverse ce premier recueil.PLMcoffret1-157x222

Profession: poète
Seize à vingt, c’est la fulgurance révoltée de l’adolescence, c’est l’urgence du cri, porté par la puissance des vers: «J’ai compris à la joie que m’a faite un sourire / que j’étais tout au bord de me suicider.» La quête d’identité passe par l’audace des images, mais aussi une rigueur classique. Et par le choc des synesthésies, cet art de mêler les perceptions sensorielles qui deviendra une des figures caractéristiques de Matthey: «Il pleut, on ne sait d’où, une creuse lumière / qui s’appuie à ma joue et ruisselle à mes jambes.»

«Je m’avoue de ces âmes en larmes solitaires / Qui disent bonsoir à l’ombre et au silence – pour être trois»

Enfant d’Avenex-sur-Nyon, Pierre-Louis Matthey achève sa scolarité par un séjour d’un an en Ecosse, où il écrit Seize à vingt et «s’imprègne en profondeur de poésie anglaise». A l’automne 1914, il s’installe à Paris et commence de vagues études de lettres. Il publie deux nouveaux recueils, Semaines de passion (1919) et Même sang (1920). Son destin est tracé: il sera poète. Poète uniquement.

Le dandy et l’hédonisme
De Paris, Pierre-Louis Matthey se rend régulièrement dans le Midi, à Berlin, à Capri, en Espagne, au Maroc, en Algérie, en Corse, en Sardaigne… «Pendant une vingtaine d’années, il mène une vie de dandy, dissimulant sous l’élégance et le panache un dénuement croissant», note Marion Graf. A la mort de sa mère, en 1938, il met fin à cette existence vagabonde et hédoniste pour s’installer à Lausanne puis, dès 1940, à Genève.

Curieux destin que celui de ce poète qui a bouleversé la littérature romande et marqué les auteurs de sa génération (Roud, Crisinel…) comme des suivantes (Chappaz, Jaccottet, Chessex…). Quand il met fin à ses années d’élégantes errances, il se retire dans un isolement de grand seigneur. «Je m’avoue de ces âmes en larmes solitaires / Qui disent bonsoir à l’ombre et au silence – pour être trois», écrivait-il dans Seize à vingt. A l’ombre et au silence s’ajoutent, au fil des ans, la précarité et la maladie.

Pierre-Louis Matthey. Fonds H.-L. Mermod, CRLR

Pierre-Louis Matthey.
Fonds H.-L. Mermod, CRLR

Récompensé par plusieurs prix littéraires, reconnu par ses pairs, Matthey a noué des amitiés, par exemple avec le géologue Elie Gagnebin et l’éditeur Henry-Louis Mermod, mais n’a «jamais été un homme de lettres de carrière», affirmait-il en 1968 dans un entretien à La Gazette littéraire. Et il ajoutait, avec superbe: «Me voir imprimé n’a jamais été pour moi un plaisir comparable à celui de boire d’un trait un grand verre d’Aigle d’honnête moyenne!»

Après des années de silence, Matthey se lance dans un travail de traduction, en particulier de La tempête de Shakespeare (1932), puis de Blake, Keats et bien d’autres. Il publie les versions françaises de ces «amis sans âge» notamment dans Un cahier d’Angleterre (1944) et Un bouquet d’Angleterre (1946). Ce travail de réappropriation plus que de traduction pure fait partie intégrante de son œuvre, au même titre que ses propres poèmes.Matthey-bouquet

Puissance visuelle
En parallèle, Pierre-Louis Matthey a ouvert une «nouvelle saison poétique», avec la parution en 1941 d’Alcyonée à Pallène. Ecrit à Capri, le livre, à la langue extraordinairement musicale, s’appuie sur un héros mythologique pour déchaîner «une profusion d’images à la fois fortes et étranges qui lui communiquent une puissance visuelle hallucinée», selon Marion Graf.

Au fil des ans, Matthey revient sur son œuvre pour la retravailler, la revisiter. D’abord pour deux recueils anthologiques, Poésies (1943) et Muse anniversaire (1955), puis pour une édition de ses Poésies complètes que lui propose l’éditeur Bertil Galland, en 1967. Le poète y travaille avec acharnement pour réécrire, recomposer, retrancher, ajouter, donner une cohérence d’ensemble à ce volume, paru aux Cahiers de la Renaissance vaudoise en septembre 1968, moins de deux ans avant sa mort.

«L’un des drames de la poésie, c’est que le lecteur appliqué ne s’y adonne pas. La poésie est la victime d’une espèce de survol…»

«La poésie doit nous toucher, nous irriter même. Le poème est un organisme, il n’est valable que s’il y a de la chair en lui», expliquait Pierre-Louis Matthey dans un entretien de 1954. De la chair, elle en possède. Mais aussi un souffle hors du commun, bien loin du «terrible ronron de rouet que dévide la poésie des autres», comme il l’écrivait dans une lettre à Gustave Roud.

«Etincelante joaillerie»
Elle peut certes irriter aussi, cette poésie. Philippe Jaccottet, par exemple, a régulièrement fait part de ses réserves face à cette virtuosité altière: «Quelle que soit mon admiration, je ne retrouve pas l’émotion mystérieuse que j’attends du poème», écrit-il dans la Gazette de Lausanne, en 1954, à propos de Triade, dernière grande composition de Matthey. Et le poète de Grignan d’avancer une explication: il y aurait «incompatibilité ou rupture entre le caractère somme toute très intime, très familier de l’ins­pi­ra­tion (…) et l’étincelante joaillerie des mots».Matthey

Aujourd’hui encore, cette poésie peut paraître difficile, voire hermétique. Elle offre toutefois un champ d’exploration extraordinaire à qui se donne la peine de fouiller en profondeur. Comme Matthey le remarquait en interview, «l’un des drames de la poésie, c’est que le lecteur appliqué ne s’y adonne pas. La poésie est la victime d’une espèce de survol, d’un déchiffrement précipité qui ne suit guère qu’une ligne mélodique, aux dépens des interventions et des recoupements de la polyphonie.»

Pierre-Louis Matthey, Poésies complètes, Editions Empreintes, cinq volumes

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

Ajouter un commentaire