Gérard Manset: l’étrangeté à son sommet

Chaque nouvel album de Gérard Manset est un événement. Huit ans après Manitoba ne répond plus, ce chanteur à part sort un étrange Opération Aphrodite. Où il est question d’une courtisane antique et de notre époque décadente.

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Avec Opération Aphrodite, Gérard Manset poursuit sur sa voie singulière et fascinante. © Marc Charuel

Par Eric Bulliard
Première réaction, toujours la même avec Gérard Manset: c’est quoi ce truc? Deuxième écoute: c’est bizarre, mais quand même, il y a des moments de pure grâce. Troisième passage: ses chansons ne ressemblent décidément à aucune autre. A partir de là, en général, plus de doute possible: ce type a du génie et, ici, le terme n’est pas excessif.

Opération Aphrodite, qui est au moins son 20e album et le premier entièrement original depuis Manitoba ne répond plus (2008), n’échappe pas à cette règle mansetienne de l’approche patiente. Mais la perplexité initiale se révèle plus importante encore. Exigeant, touffu, mystérieux, l’album vient rappeler à quel point ils font du bien, ces artistes qui respectent suffisamment le public pour lui demander un minimum d’effort.

Reprenons dans l’ordre, en rappelant que Gérard Manset, 70 ans, suit une route à part depuis ses débuts, en 1968, avec le mythique Animal on est mal. Loin du jeu médiatique et de la scène (il n’a jamais donné de concert), il construit une œuvre singulière et fascinante. Son seul vrai succès public date de 1975: Il voyage en solitaire a, depuis, été repris à toutes les sauces, d’Hervé Vilard à Alain Bashung, en passant par une atroce version de Florent Pagny.

Ces dernières années, Manset a publié divers best of, sélectionnant et réarrangeant avec soin ses merveilles. Comme un guerrier (1982), Lumières (1984), Demain il fera nuit (2004), Genre humain (2008), Comme un lego (2008)… Allez, on s’arrête à ces cinq: elles suffisent pour se rendre compte qu’il n’a pas d’égal dans la chanson française actuelle.

Un roman fin de siècle
Et voici donc cette Opération Aphrodite… Gérard Manset s’est appuyé sur un roman de Pierre Louÿs, paru en 1896. Aphrodite met en scène une jeune «courtisane antique; mais que le lecteur se rassure: elle ne se convertira pas», écrit Louÿs dans la préface.

Plus que l’histoire libertine, c’est la langue et l’esthétique fin de siècle qui donne sa couleur à l’album. Le chanteur et la comédienne Chloé Stefani lisent en introduction, en final et entre chaque chanson des extraits de ce drôle de roman, sous-titré «Mœurs antiques». Les accompagnent Aphroditediscrètement le luth et la flûte de Kamel Labbaci, que Manset qualifie, dans le livret, d’«incarnation contemporaine de la magie ptolémenne». Joli compliment.

Dans ces lectures, il est question de fards et de parfums, d’«oindre de cérat frais le visage et la poitrine», de «cent vierges choisies par les prêtres pour le service du jardin sacré». Les personnages s’appellent Chrysis, Phrasilas ou Myrtocleia. Cet univers d’étrange sensualité orientale se révèle d’autant plus enivrant que les extraits puisés chez Louÿs s’entremêlent sans former un ensemble suivi.

«Le monde est enrhumé»
Sur ce fond décadent (au sens du mouvement littéraire), les chansons de Manset prennent une autre dimension. Elles nous placent devant les yeux une autre époque décadente, la nôtre. «Où sont nos fiacres, Balzac, / la belle évaporée, Ronsard? / Tout ça est avalé, fini, jeté aux lions, / mais la faute à personne», lâche-t-il dans Comme un arbre ses fruits. Et ailleurs: «Le monde est enrhumé, le monde est embaumé…» Ou encore: «Que t’ont-ils fait? / quand je vois ce lit défait / quand je vois ce lit saccagé / et ce regard qui m’effraie/ parce qu’il fixe trop loin.»

Comme à chaque album, Manset démontre un talent fou à manier une langue très littéraire, mais aussi à combiner les images les plus mystérieuses et les plus concrètes. Ses textes sont parsemés de «parthénogénèse», de «lyres» et de «diadèmes», puis, soudain, il vous balance «comme elle est belle dans le matin / quand je la vois passer». Ou alors il vous ramène ici et maintenant en évoquant «Lampedusa, mon frère».

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Jamais toutefois il ne confond simplicité et banalité. Chaque chanson pèse de tout son poids et quand, dans Divinités, la lecture d’Aphrodite se mêle aux guitares électriques et à son chant aigre, légèrement tremblé, l’album s’envole. Le texte de Pierre Louÿs et l’actualité des chansons se mélangent, révélant la cohérence de ce projet qui lie l’antiquité grecque, la fin du XIXe siècle et notre époque.

Armée américaine et science-fiction
Opération Aphrodite vient confirmer avec aplomb la singularité d’un auteur-compositeur-interprète qui ne doit rien à personne. Qui fait ce qu’il veut, comme il veut, ne ressemble qu’à lui-même. Et qui l’aime le suive. Ou pas. Peu importe. L’œuvre est là, essentielle, à part. S’y ajoutent de nouvelles merveilles: Le lys dans la vallée ou Galaxie prennent place d’emblée parmi les sommets de ce répertoire unique. De ceux qui donnent l’impression qu’une chanson suffit pour embrasser l’ensemble de la destinée humaine.

Dans sa liberté d’artiste, Manset se permet tout. Des arrangements de synthé désuet qui font grincer les dents en rendant difficilement supportable Comme un arbre ses fruits et ses jeux de mots douteux («un monde où Jean se marrait et Simone Signoret»). Il ose des envolées de plus de dix minutes, des chœurs et des cordes à la limite du kitsch, des bruyantes respirations. Des airs caribéens (L’amour brisé) ou bluegrass (Landicotal), une trompette jazzy (L’amour en Océanie), un voyage autour de sa chambre (Ma collection particulière).

Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, bien−aimé. Qu’est−ce que cela veut dire?

Ajoutons que l’expression Opération Aphrodite renvoie aussi au nom d’une opération de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Et que Manset s’est inspiré, pour le visuel, de l’œuvre de René Brantonne (1903-1979), auteur de BD de science-fiction.

Autant dire qu’il reste des pistes à explorer dans cet album qui ne ressemble à rien de connu. Et l’on ne peut que s’incliner devant le panache ironique de sa conclusion, tirée de Pierre Louÿs: «Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, bien−aimé. Qu’est−ce que cela veut dire?»

Gérard Manset, Opération Aphrodite, Parlophone / Warner (sortie le 25 mars)

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Posté le par Eric dans Chanson française, Littérature, Musique 1 Commenter

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