Marcel Kanche, l’art de la chanson râpeuse et sauvage

Bien au chaud à l’abri du succès (sauf quand il écrit pour M ou Vanessa Paradis), Marcel Kanche continue de construire une œuvre à part. Nouveau sommet avec son dernier album, Epaisseur du vide.

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Par Eric Bulliard
«Un peu de ciment / un peu de ferraille sur la lande sauvage…» Une voix légèrement tremblante, grave, qui parle de petits riens. «Un peu de mort, un peu de remords sous les ongles / Un peu d’alluvion, beaucoup d’illusions à la longue…» De petits riens et de la mort: bienvenue dans l’univers de Marcel Kanche. Là où la moindre poussière prend de l’ampleur, où le rien prend une consistance. Epaisseur du vide, titre parfait pour une nouvelle pierre posée sur une œuvre à part.Kanche-vide

Avec son ami Alain Bashung, Marcel Kanche partageait cette manière de suffisamment respecter le public pour le croire capable d’entrer dans une autre forme de chanson. Avec Gérard Manset, cet autre géant discret, il a en commun cette façon de vous élever, de donner l’impression d’évoquer le destin de l’humanité dans la plus simple des chansons.

Bashung, Manset: deux repères, mais Marcel Kanche ne ressemble à personne. Il n’a pas son pareil pour écouter les vibrations du monde et les retranscrire dans des chansons d’une force extraordinaire. Installé dans un ancien presbytère des environs de Niort, il parcourt la campagne en marcheur solitaire pour en ramener des images fulgurantes. Défilent alors les arbres et les oiseaux, les braises et les lumières tombées des falaises, les reflets blancs dans les torrents, les pieds sales dans la glaise…

Apre et doux
Rien de tel que cette poésie du concret pour interroger l’homme et son destin, ses rêves et ses doutes. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, dans la moindre poussière, la moindre trace de boue. «On a mangé la sève et l’Eden / Fait sonner l’iPod et les crécelles / Oublié la pierre et le miel / Insulté la terre et le ciel», chante-t-il par exemple dans la sereine Vanité, qui clôt l’album.

A 61 ans, loin des plateaux télé, bien au chaud à l’abri du succès, Marcel Kanche distille des chansons sauvages et sublimes sans se soucier du formatage radiophoniquement correct. Toujours en équilibre entre le blues-rock râpeux aux guitares âpres (Guerrier de pous­sière, Fabrique du doute) et la douceur des cordes et du piano (L’Indien, écrit par sa fille Lou). Entre sa voix crépusculaire, qui parle plus qu’elle ne chante, et les chœurs aériens de son épouse Isabelle Lemaître.

Pour résister
Alors, bien sûr, Epaisseur du vide ne s’écoute pas comme le dernier Johnny ou le nouveau Cabrel. Il s’apprivoise, se goûte, se réécoute. On y entre peu à peu pour se laisser hypnotiser. A une époque où le divertissement règne, où l’on a perdu l’habitude de considérer la chanson comme un art à part entière (et oublions la distinction entre art mineur et art majeur), se plonger dans le dernier Marcel Kanche tient de l’acte de résistance.

Et à ceux qui le trouveraient trop sombre (alors qu’il n’est qu’apaisement), rappelons une phrase de Baudelaire, parfaitement adaptée à cet Epaisseur du vide: «La mélancolie est l’illustre compagnon de la beauté; elle l’est si bien que je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse.» Ça fait toujours bien de conclure par Baudelaire.

Marcel Kanche, Epaisseur du vide, PBox Music

 

Marcel Kanche en trois jalons

Kanche-sourisJe souris et je fume (1990)
Les débuts. A l’époque, la critique l’a comparé à Arno et Tom Waits. Etonnant? Il suffit de réécouter Je souris et je fume, en particulier la chanson qui donne son titre à l’album, pour se souvenir qu’il avait quelque chose de cette intensité déglinguée. Marcel Kanche a 36 ans quand il sort ce premier disque solo. Et déjà un parcours singulier, passé par la peinture, des études aux Beaux-Arts, un emploi d’infirmier en psychiatrie et diverses expériences musicales.

En punk lettré, poussant la provoc’ jusqu’à porter le costard sur scène, il crée le groupe Un Département qui tourne avec les Rita Mitsouko et joue en première partie des Cure au mythique CBGB de New York. Il reprend ensuite des études de musicologie, avant de sortir ce premier album, en 1990, chez Barclay. Un disque qu’il n’apprécie guère aujourd’hui, tant le son lui paraît loin des aspérités qu’il souhaitait.

 

Kanche-vertigesVertiges des lenteurs (2006)

Un sommet. Album après album, Marcel Kanche trace son sillon et affine sa griffe. Le début des années 2000 le montre particulièrement inspiré, avec notamment Lit de chaux (2001) et Dix automnes sous les paupières (2004). Quand paraît Vertiges des lenteurs, il a franchi le cap de la cinquantaine et atteint une plénitude. «Elle m’en veut / de mettre de l’ombre / dans sa joie / dans sa joie…»

Dès les premiers mots, le disque s’envole vers les sommets. Marcel Kanche pose sa voix grave sur des éclats de rock crépusculaire et des bribes de blues. Une esthétique de l’éclat, de la tache, qui se conjugue parfaitement à sa poésie en écho avec la nature environnante. En parallèle, Marcel Kanche se fait (un peu) connaître en écrivant des textes pour d’autres, dont Qui de nous deux? pour M et Divine idylle pour Vanessa Paradis.

 

Kanche-FerréEt vint un mec d’outre-saison (2012)
Un hommage. Parmi les artistes qui ont compté, Marcel Kanche cite volontiers Robert Wyatt, Carla Bley ou Alan Vega. Mais aussi Leonard Cohen et Meredith Monk. Ami proche de Bashung, il apprécie, chez les plus jeunes, le travail de Dominique A et de Bertrand Belin. Et bien sûr, comme tant d’autres, il ne peut qu’admirer Léo Ferré et son verbe incandescent.

Deux ans après Vigiles de l’aube, Kanche s’entoure d’I-Overdrive trio, fougueux ensemble naviguant entre jazz et postrock, pour rendre hommage au vieil anar. Et vint un mec d’outre-saison ne se contente pas de révérencieuses reprises: Kanche et ses acolytes empoignent La solitude, Ni dieu ni maître, Le chien… Ils donnent un autre souffle à ce répertoire que l’on croyait connaître par cœur, en présentant un Ferré en version fiévreuse, écorchée.

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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