Matthias Grünewald: toute la souffrance sans fard

Pour clore notre série d’été sur les auteurs d’une œuvre unique, gros plan sur le retable d’Issenheim, de Matthias Grünewald. Un artiste si mystérieux qu’il n’a jamais existé… du moins sous ce nom.

retable fermé

Par Eric Bulliard

La peinture a cinq siècles, mais son effet demeure saisissant. En découvrant le retable d’Issenheim, chaque visiteur du Musée d’Unterlinden, à Colmar, connaît le même choc que Huysmans: «Il surgit, dès qu’on entre, farouche, et il vous abasourdit aussitôt avec l’effroyable cauchemar d’un Calvaire», note l’écrivain dans Trois primitifs (1905).

Oui, chaque visiteur, aujourd’hui encore, se retrouve soufflé par ce «typhon d’un art déchaîné qui passe et vous emporte, et il faut quelques minutes pour se reprendre, pour surmonter l’impression de lamentable horreur que suscite ce Christ énorme en croix».

De nos jours, on en a vu bien d’autres, des images atroces. Et des peintures de crucifixions, de flagellations, de décapitations… Mais là, c’est différent. «Le tableau montre avec une violence extrême ce que c’est que de mourir», relevait en 2013 un autre écrivain, Jérôme Ferrari, dans une émission de France Inter.

Achevé en 1516 pour le couvent des antonins d’Issenheim (entre Colmar et Mulhouse), le retable figure parmi les œuvres les plus marquantes de l’histoire de l’art. Alors que son auteur demeure un des plus mystérieux: on l’a attribué à l’Allemand Matthias Grünewald (vers 1480 – 1528), dont il constitue la seule œuvre vraiment célèbre. Sauf qu’il n’y a jamais eu de peintre nommé Matthias Grünewald (lire ci-dessous).

«Par sa structure, le retable d’Issenheim entre dans la catégorie des polyptyques germaniques à doubles volets», indique le catalogue d’une exposition consacrée à ce chef-d’œuvre*. Ces volets permettaient trois présentations, mais le retable demeurait le plus souvent fermé et montrait cet incroyable Christ en croix.

D’une violence brute
retable-résurrectionLa première ouverture (lors de fêtes comme Noël, l’Epiphanie, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte…) présentait l’Annonciation, l’Incarnation et la Résurrection, où Grünewald a peint un Jésus souriant, la peau lisse comme celle d’un jeune homme. Fulgurant contraste avec le cadavre vu précédemment: la résurrection du Christ n’en devenait que plus extraordinaire.

Quant au cœur du retable (deuxième ouverture), il contient des sculptures polychromes de Nicolas de Haguenau (1485 – vers 1526 -1538) et permettait aux malades de vénérer saint Antoine: l’œuvre se situait dans un hôpital pour personnes atteintes du feu de Saint-Antoine, le «mal des ardents» que causait un parasite du seigle.retable ouvert

Le polyptyque doit certes se lire dans son entier, mais c’est surtout ce Christ en croix, verdâtre, qui frappe les visiteurs, avec ses doigts démesurés, tordus de douleur, tournés désespérément vers le ciel. Avec le poids de sa souffrance qui fait plier la croix de bois brut. Jamais la scène biblique n’avait été représentée de manière aussi violente, dépouillée, brutale.

Sur fond d’obscurité silencieuse, le Christ a le corps décharné, les os saillants, les nerfs tendus comme des cordes. Le sang coule des mains et des pieds, où les clous demeurent bien visibles, ainsi que des plaies à vif causées par la couronne d’épines et la flagellation.retable-main

Souffrance et sérénité
Avec un mélange de réalisme et d’expressionnisme, Grünewald capte l’instant précis de la mort du Christ. Sa tête vient de rouler sur le côté, sa bouche entrouverte, aux lèvres bleuies, exhale son dernier souffle – ou cherche une ultime inspiration.

Sur la gauche, Marie, qui semble vêtue d’un linceul, vacille devant cette vision insoutenable. Jean l’Evangéliste, l’apôtre préféré du Christ, la retient en grimaçant de douleur. Agenouillée, Marie-Madeleine, toute petite, comme une fillette au visage de vieille, joint ses mains en un geste désespéré, ses doigts tendus en écho avec ceux de Jésus.Retable-_St_Jean-Baptiste

Reste l’étonnante figure de saint Jean-Baptiste, à droite. Il ne peut assister à la scène, puisqu’il est mort quelques années auparavant. Accompagné de l’agneau pascal, il tient un livre ouvert, tranquillement campé sur ses deux jambes. Serein, étranger à la souffrance et à l’agitation ambiantes, il désigne le Christ au spectateur de son doigt démesuré. On lit cette inscription: Illum oportet crescere. Me autem minui (Il faut qu’il croisse et que je diminue). Annonciateur de la venue du Messie, saint Jean-Baptiste voit sa prophétie s’accomplir.

En écho aux malades
Pour mesurer l’effet que ce retable produisait sur les spectateurs de l’époque, précisons qu’il mesure plus de 3 m de hauteur. Les malades devaient trouver un réconfort dans cet écho à leurs propres souffrances. «Ce Christ affreux qui se mourait sur l’autel de l’hospice d’Issenheim semble fait à l’image des affligés du mal des ardents qui le priaient, écrit Huysmans. Ils se consolaient en songeant que ce Dieu qu’ils imploraient avait éprouvé leurs tortures et qu’il s’était incarné dans une forme aussi repoussante que la leur, et ils se sentaient moins déshérités et moins vils.»

Dans son élan, l’écrivain d’A rebours avance une explication sur la discrétion de Grünewald: s’il n’est quasiment connu que par cette œuvre, si son nom «ne se rencontre pas, comme ceux d’Holbein, de Cranach, de Dürer, sur les listes des commandes et les comptes des empereurs et des Princes», c’est peut-être parce que «son Christ des pestiférés eût choqué le goût des Cours; il ne pouvait être compris que par les infirmes, les désespérés et les moines, par les membres souffrants du Christ.»

*Grünewald et le retable d’Issenheim. Regards sur un chef-d’œuvre, sous la direction de Pantxika Béguerie-De Paepe et Philippe Lorentz, Musée d’Unterlinden – Somogy Editions d’art, 2008

retable-détail

Peintre et fabricant de savon
Qui était Matthias Grünewald? Un visionnaire, selon Huysmans, «spécieux et sauvage, théologique et barbare à la fois, en tout cas, parmi les peintres religieux, seul». Mystérieux, surtout. Une certitude: Matthias Grünewald n’a jamais existé… Ce nom apparaît on ne sait comment dans un ouvrage que Joachim von Sandrart consacre, en 1675, aux artistes alllemands.

Le patronyme s’est imposé, mais les historiens de l’art s’accordent aujourd’hui pour identifier l’artiste comme un certain Mathis Gothart Nithart, qui signait ses œuvres des monogrammes MG ou MGN. Sans doute né à Wurtzbourg, en Bavière, vers 1475-1480, il entre au service de l’archevêque de Mayence: Uriel von Gemmingen (1486-1514) le nomme maître d’œuvre de sa résidence d’Aschaffenbourg. A sa mort en 1528 à Halle, Mathis Gothart sera d’ailleurs présenté comme «peintre» et «hydraulicien».

TauberbischofsheimAutre lacune: on ignore précisément comment Grünewald est entré en contact avec Guy Guers, commanditaire du retable d’Issenheim. Le peintre le réalisera avec le sculpteur Nicolas de Haguenau, dont la participation est moins étonnante: son atelier est, au tournant du XVIe siècle, le plus important de Strasbourg, rappellent Pantxika Béguerie-De Paepe et Philippe Lorentz dans Grünewald et le retable d’Issenheim.

«Tel qu’il nous est parvenu, le retable ne comporte aucune signature ni inscription permettant d’identifier son auteur», soulignent également les deux spécialistes. Longtemps, jusqu’au milieu du XIXe, le retable est même considéré comme une œuvre de Dürer. Jusqu’à ce que Jacob Burckhardt, en 1844, l’attribue à «Matthias Grünewald d’Aschaffenbourg». Qui serait donc, en réalité, Mathis Gothart Nithart.

Admiré de Bacon et Picasso
Après Issenheim, Grünewald serait retourné à Aschaffenbourg, où il est chargé d’un autre retable pour la collégiale. Il se retrouve ensuite au service du cardinal Albrecht de Brandebourg, successeur d’Uriel von Gemmingen. Entre 1523 et 1525, il réalise encore une œuvre d’importance, le retable de Tauberbischofsheim, exposé à la Kunsthalle de Karlsruhe. Quelques années avant sa mort, cet étrange artiste se serait aussi spécialisé dans la fabrication de savon…

Même sans élèves ni disciples connus, Grünewald a exercé une influence déterminante sur l’art occidental. Il a en particulier marqué les expressionnistes et les artistes du XXe siècle, comme Otto Dix, Francis Bacon, Max Ernst ou encore Picasso, dans sa série de Crucifixions. Tous happés par la puissance de cette œuvre unique.

Ernst-crucifixion-1913

Déplacement et polémique
Transporté à Colmar après la Révolution française, le retable d’Issenheim a trouvé place d’abord à la Bibliothèque nationale du district, puis, dès 1852, à l’église de l’ancien couvent des dominicaines, où il constitue l’œuvre phare du Musée d’Unterlinden. Un musée actuellement en transformation: le retable a déménagé en novembre 2013 (avec les précautions et les difficultés que l’on imagine) aux dominicains, à 200 m de son emplacement habituel. Jusqu’au 18 octobre, il est ainsi exposé pour la première fois au côté d’œuvres de Martin Schongauer (1450 – 1491). Le musée sera ensuite fermé jusqu’en décembre, avant une réouverture dans sa nouvelle configuration.

retable rénovationIl sera peut-être temps, alors, de reprendre les travaux de restauration du retable: ils ont été interrompus en 2011, après une vaste polémique et un article paru dans La Tribune de l’art, qui remettait en cause le bien-fondé de l’intervention et la méthode utilisée. L’interruption a été ordonnée, dit-on, par le Ministre de la culture de l’époque, Frédéric Mitterrand.

www.musee-unterlinden.com

Posté le par Eric dans Beaux-Arts, Série d'été | Et puis plus rien Déposer votre commentaire

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