Ferdinand Cheval, l’obsession d’une demi-vie

Durant trente-trois ans, Ferdinand Cheval a construit sans relâche son Palais idéal dans son jardin. Visite à Hauterives, dans la Drôme voisine, pour l’avant-dernier épisode de notre série sur les œuvres uniques.
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par Christophe Dutoit

Tout commence en avril 1879. Comme chaque jour, Ferdinand Cheval parcourt à pied la trentaine de kilomètres de sa tournée de facteur rural. Alors que ses pensées vagabondent à l’édification «d’un palais féerique dépassant l’imagination», le solide gaillard de 43 ans trébuche sur un caillou en travers de son chemin. «C’était une pierre de forme si bizarre que je l’ai mise dans ma poche pour l’admirer à mon aise, écrit-il dans son français phonétique. Le lendemain, je suis repassé au même endroit. J’en ai trouvé de plus belles, je les ai rassemblées sur place et j’en suis resté ravi… Je me suis dit: puisque la Nature veut faire de la sculpture, moi je ferai la maçonnerie et l’architecture.»

Dans son jardin, l’Hauterivois amasse les cailloux de la même manière que ses voisins bâtissent leur maison avec les galets de la Galaure et donnent à leurs murs typiques le style dit en arêtes de poisson. «Ebloui, Ferdinand Cheval découvre soudain que son palais a quitté les sphères de l’inaccessible, qu’il gît au sol, rugueux et inégal, sous la forme pulvérisée de ces milliers de pierres qu’il lui faudra désormais assembler par le mortier», analyse Gérard Denizeau, dans son ouvrage de référence* sur le Palais idéal.

«L’on riait, l’on me blâmait, l’on me critiquait, mais comme ce genre d’aliénation n’était ni contagieuse ni dangereuse, je pus me livrer à ma passion n’écoutant pas les railleries de la foule.»

Avec le premier de ses 4000 sacs de chaux et de ciment – qui lui coûteront au total 6000 francs de l’époque, la seule dépense de ce qu’il appelle encore son Temple de la Nature – il façonne d’abord une fontaine autour d’un bassin, la Source de Vie. Puis une seconde, la Source de la Sagesse. De part et d’autre de son édifice, il érige un Monument égyptien et un Temple hindou, gardé par trois Géants, qui représentent symboliquement César, Vercingétorix et Archimède.palais02

Sans doute suit-il une logique intuitive et symbolique, où les signes et les influences s’entremêlent sans cesse, à l’image de la faune et de la flore qu’il sculpte sur les façades nord et sud. «Ces trois Géants supportent la Tour de Barbarie où, dans une oasis, croissent les figuiers, les cactus, des palmiers, des aloès, des oliviers gardés par la loutre et le guépard», écrit-il en 1911.

Architectures primitives
La façade ouest est nettement moins organique que son opposé, où fourmillent cailloux et coquillages au sein de mille détails tous plus allégoriques les uns que les autres. Au-dessus d’une galerie de vingt mètres, une vaste terrasse met en valeur le premier étage. A l’ouest, Ferdinand Cheval cite les diverses architectures primitives auxquelles il fait implicitement référence: une mosquée, un temple hindou, un chalet suisse, la Maison carrée d’Alger, un château du Moyen Age…

Bible et mythologies
Malgré son éducation limitée à l’école primaire, il connaît le vaste monde pour distribuer quotidiennement des cartes postales, apparues en France durant les années 1870. Il puise également son inspiration dans la lecture de la Bible et dans les mythologies anciennes, qu’il recycle à son goût.

Bien avant que son Palais idéal (le poète Emile Roux Parassac lui donna ce nom) soit achevé en 1912, Ferdinand Cheval commence à faire visiter son œuvre démesurée. A l’angle de la première façade, il grave sa sueur dans la pierre: «10000 journées, 93000 heures, 33 ans d’épreuves, plus opiniâtre que moi se mette à l’œuvre!» Au-dessus, la mention drôlissime et explicite: «Défense de rien toucher», que l’on retrouve sur des T-shirts en vente à la boutique…palais03

Dès 1886, la réputation de Cheval dépasse en effet les limites d’Hauterives où il est de bon ton de se moquer lui: «L’on riait, l’on me blâmait, l’on me critiquait, mais comme ce genre d’aliénation n’était ni contagieuse ni dangereuse, je pus me livrer à ma passion n’écoutant pas les railleries de la foule.» En 1902, Louis Charvat édite les premières cartes postales du Palais idéal. Conscient de sa réputation et de l’exclusivité de son droit d’auteur, Cheval gagne, quatre ans plus tard, un procès contre le photographe. Dans la foulée, il rédige lui-même une notice descriptive et publie à son compte des vues de son ouvrage. Pour les touristes de passage, il construit même une terrasse sur le toit de sa maison, afin qu’ils puissent admirer la bâtisse dans toute sa splendeur.

Un second mausolée
Devant l’interdiction d’être inhumé au cœur de son Palais idéal – ce qu’il avait prévu de longue date – Ferdinand Cheval se met en tête, à l’âge de 77 ans, de construire son mausolée au cimetière paroissial. Après «huit ans d’un dur labeur», il achève le Tombeau du Silence et du Repos sans fin, parfait contrepoint à son œuvre magistrale. Il y entre deux ans plus tard, non sans avoir pris soin d’écrire et de faire certifier comme «exacte et sincère» sa biographie. Pour être sûr de ne pas tomber dans l’oubli…

*Gérard Denizeau, Palais idéal du facteur Cheval, Nouvelles Editions Scala

 

«Un affligeant ramassis d’insanités»

«Dans un petit village de la France, existe la plus admirable des créations de fous. Et il s’agit exceptionnellement d’une œuvre architecturale, véritable monument de folie constructive.» Cinq ans seulement après la mort de Ferdinand Cheval en 1924, l’écrivain Alejo Carpentier dit déjà toute son admiration pour ce Palais idéal encore peu connu du grand public.

Edifice hors norme et inclassable, il sera… classé monument historique par le ministre de la Culture André Malraux en 1969. «En un temps où l’art naïf est devenu une réalité considérable, il serait enfantin de ne pas classer quand c’est nous, Français, qui avons la chance de la posséder, la seule architecture naïve du monde.» Il coupe ainsi l’herbe sous les pieds de ses détracteurs qui jugent «le tout absolument hideux. C’est un affligeant ramassis d’insanités qui se brouillaient dans une cervelle de rustre.»palais01

Malraux donne raison aux nombreux artistes qui ont reconnu le génie prophétique du facteur Cheval, à l’image des artistes espagnols Pablo Picasso, Salvador Dalí ou Antoni Gaudí (dont on peut reconnaître des réminiscences dans sa Sagrada Família à Barcelone), évidemment des surréalistes André Breton ou Max Ernst, mais aussi des sculpteurs Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, qui lui rendront tour à tour hommage dans le Jardin des Tarots en Toscane et Le Cyclop à Milly-la-Forêt.

«Précurseur» de l’art brut
Ferdinand Cheval, par ses origines prolétariennes et son absence de références artistiques, est souvent considéré comme le «précurseur» de l’art brut, théorisé par Jean Dubuffet dans les années 1940: un art spontané, sans prétentions culturelles et sans démarche intellectuelle.

«Quand je pense au facteur Cheval, je pense moins à l’architecte qu’à l’homme qui voulait vivre dans son monde à lui, isolé du monde extérieur, sans désir d’en sortir, complètement habité par son rêve. Il a construit quelque chose pour y passer une vie», évoque magnifiquement Joaquin Ferrer en 2007.

Aujourd’hui, plus de 150000 visiteurs admirent chaque année cette œuvre incontournable de l’histoire de l’art. Propriété de la commune d’Hauterives depuis 1994, le Palais idéal jouit, depuis l’été dernier, d’un espace muséographique qui ouvre d’autres perspectives sur sa genèse et ses influences. Alentours, l’économie villageoise s’est peu à peu développée, tout en restant à taille humaine, dans un village qui a conservé ce charme si attirant de la Drôme…

Infos: www.facteurcheval.com

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En résonance avec le monde de l’art brut

A deux pas du Palais idéal, le château d’Hauterives accueille jusqu’au 30 août une impressionnante exposition intitulée Elévations. Deux collectionneurs de renom, Bruno Decharme et Antoine de Galbert, ont sélectionné une centaine d’œuvres d’art brut d’une qualité exceptionnelle. En résonance avec la créativité fourmillante de Ferdinand Cheval, les deux commissaires ont choisi des pièces marquées par l’obsession du détail, par la volonté d’un remplissage jusqu’à ras bord. Dans chacune des salles, dessins et sculptures dialoguent en outre avec des œuvres contemporaines, telles les céramiques coquines d’Elmar Trenkwalder ou cet amas de confettis noirs de Stéphane Thidet.

 

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