La nuit du chasseur, le flop devenu monument

Charles Laughton ne se remettra pas de l’échec commercial et critique de son premier film en tant que réalisateur. Il meurt sept ans après sa sortie, sans savoir que La nuit du chasseur allait entrer dans la légende du cinéma. Quatrième volet de la série sur les auteurs d’une œuvre unique.

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par Eric Bulliard

Evidemment, il n’est pas le seul: l’histoire du cinéma a son lot de films orphelins. André Malraux a adapté son Espoir (1945), Marlon Brando est passé derrière la caméra pour La vengeance aux deux visages (1961), Frank Sinatra pour L’île des braves (1965), Jack Lemmon pour Kotch (1971). Même Guy Lux a signé Drôles de zèbres (1977) avec un duo de rêve: Sim et Alice Sapritch. Mais La nuit du chasseur, c’est autre chose. A la fois une réalisation unique et un coup de maître, une œuvre majeure du 7e art.

En ce début des années 1950, Charles Laughton (1899-1962) voit son étoile pâlir. Acteur anglais installé aux Etats-Unis, il a reçu un oscar en 1936 pour Les révoltés du Bounty. Naturalisé américain en 1950, cet ami de Brecht connaît quelques ennuis lors de la chasse aux sorcières maccarthyste. Il donne des cours, propose des lectures de la Bible à la radio. L’acteur populaire a pris des airs de cabot has been.

C’est en l’entendant à une lecture que Paul Gregory a eu envie de rencontrer le comédien vieillissant. Cet ambitieux producteur a acheté les droits du premier roman d’un inconnu, Davis Grubb (1919-1980). Persuadé que la réalisation conviendra aux talents multiples de Laughton, il lui conseille ce livre. L’acteur se laisse tenter par ce «conte pour enfants cauchemardesque» et se lie d’amitié avec l’écrivain.

Charles Laughton «ne connaissait rien du cinéma», estime, dans une interview à Sud-Ouest, le critique Philippe Garnier, auteur d’un livre sur La nuit du chasseur*. Il a certes fait de la mise en scène au théâtre et joué dans de nombreux films. Mais son expérience de cinéaste s’arrête à L’homme de la tour Eiffel (où il incarnait Maigret), plus précisément aux quelques scènes où il a relayé derrière la caméra l’acteur-réalisateur Burgess Meredith.

Du cinéma des débuts
Peu importe: United Artists lui met une équipe à disposition. Elle comprend Stanley Cortez, chef opérateur de La splendeur des Amberson. James Agee (auteur du script d’African Queen) adapte le roman, même si Laughton effectue l’essentiel de ce travail. Et Davis Grubb offre dessins et croquis pour préciser ses visions.

Pour incarner le maléfique pasteur, Paul Gregory pense à Laurence Olivier, qui rechigne à se voir dirigé par son confrère. Laughton, lui, imagine Gary Cooper dans ce personnage, avant de songer à Robert Mitchum, qui trouve là un de ses rôles les plus inquiétants. «Un homme qui vend le Bon Dieu doit être sexy», justifiait le réalisateur.

Pour incarner Rachel Cooper (qui recueille les orphelins perdus), il a l’intuition brillante de solliciter Lillian Gish, star du muet éloignée des écrans, ancienne muse de Griffith. La référence n’a rien d’anodin: à l’heure où triomphent le Technicolor et le Cinemascope, Charles Laughton vise la magie originelle du cinéma. L’époque, expliquait-il, où les spectateurs restaient droits dans leur fauteuil, pas avachis à engloutir du pop-corn. Avec son film, il veut qu’ils se dressent à nouveau. Son statut de monument de l’histoire du cinéma l’a parfois fait oublier: La nuit du chasseur a été réalisée en trente-cinq jours avec des bouts de ficelle et un budget dérisoire de 800000 dollars. Sur le tournage, personne ne semble comprendre où veut en venir le réalisateur. Le sait-il lui-même? Pour Philippe Garnier, Laughton ressemble à un «jongleur qui parvient à maintenir tous les éléments en l’air, comme des balles».

Il devient malsain, tragiquement drôle, jusqu’au grotesque, comme dans la fameuse scène où il s’enfuit en poussant des cris de singe.

Comédien exceptionnel, il se concentre avant tout sur le jeu, n’hésitant pas à faire répéter sans fin une réplique, poussant Robert Mitchum dans ses retranchements. Jamais le futur acteur des Nerfs à vif n’était allé si loin: alors qu’il voyait le personnage beaucoup plus noir, en pure incarnation du mal, Laughton l’encourage à lui donner une dimension supplémentaire. Il devient malsain, tragiquement drôle, jusqu’au grotesque, comme dans la fameuse scène où il s’enfuit en poussant des cris de singe.night_huntera

Sorti dans le coffret de 2012*, un documentaire de Bob Gitt offre un éclairage précieux sur le tournage. Monté à partir de huit heures de rushes, il montre Laughton au travail, à la fois exigeant et patient avec les enfants comme avec les stars. Au passage, le documentaire met à mal une légende: non, Laughton ne détestait pas les enfants (Billy Chapin et Sally Jane Bruce) au point de laisser Mitchum (à l’origine de la rumeur) les diriger…

Les frasques de Mitchum
Une vingtaine d’années plus tard, Robert Mitchum affirmera que Laughton reste le meilleur réalisateur avec qui il a tourné. Un sacré compliment, de la part d’un acteur qui a joué sous la direction de Raoul Walsh, Nicholas Ray, Elia Kazan, John Huston, Otto Preminger… Il faut dire qu’une complicité est née entre la star et Laughton, ainsi qu’avec toute l’équipe de ce tournage singulier: malgré l’échec à la sortie du film, chacun semble en avoir gardé un souvenir attendri. A croire que cette œuvre qui ne ressemble à nulle autre est née d’une alchimie inattendue. Miraculeuse, presque, quand on sait que Mitchum, solide buveur, n’était que rarement à jeun et qu’il n’a pas évité les frasques: il aurait même uriné dans la Cadillac décapotable de Paul Gregory, après que le producteur lui eut reproché d’être trop ivre pour tourner. Que des bons souvenirs, décidément.

*La main du saigneur, inclus dans le coffret DVD, avec le documentaire de Bob Gitt, Charles Laughton au travail, Wild Side Videos, 2012

 

Même Truffaut le boudait…

Exceptionnelle, La nuit du chasseur l’est aussi par son destin: aujourd’hui considéré comme un sommet de l’histoire du cinéma, le film connaît, à sa sortie en 1955, un échec aussi bien public que critique.

Réputé pour sa cinéphilie et sa clairvoyance, même François Truffaut le boude. Dans la revue Arts du 23 mai 1956, il écrit: «La mise en scène, quoique riche de nouveautés, titube du trottoir nordique au trottoir allemand, s’accroche au bec de gaz expressionniste et ne parvient pas à traverser dans les clous plantés par Griffith. Que de feux rouges brûlés et de policemen renversés! Déplorons encore quelques défaillances de la direction d’acteurs, quelques facilités et l’attendrissement final, odieux.»

Après La nuit du chasseur, Charles Laugthon espère adapter Les nus et les morts, célèbre roman de Norman Mailer. Mais l’échec de son premier film le décourage: il ne passera plus derrière la caméra. Ce comédien au physique ingrat, qui comparait son visage à «l’arrière-train d’un éléphant», remonte sur scène et marque les esprits dans un King Lear donné en 1959 à Stratford-on-Avon, ville natale de Shakespeare.

«D’une rare intelligence»
Au cinéma, son rôle dans Témoin à charge, de Billy Wilder (1958) lui vaut une nomination aux oscars. Laughton apparaît ensuite dans le Spartacus de Kubrick, en 1960, aux côtés de Laurence Olivier, qui avait refusé La nuit du chasseur.

Collectionneur raffiné d’art contemporain, terrifié à l’idée que son homosexualité soit révélée alors qu’il a été marié plus de trente ans, jusqu’à sa mort, à la comédienne Elsa Lanchester (La fiancée de Frankenstein), cet acteur hors du commun aura encore la force de tourner, malgré la maladie, Tempête à Washington, d’Otto Preminger. Il meurt six mois après la sortie, en décembre 1962. Jusqu’à ses derniers jours, Charles Laughton a dû croire que tout le monde oublierait très vite La nuit du chasseur. Il faudra quelques années encore pour que, lentement et de manière souterraine, les qualités du film soient reconnues. Dans Connaissances du cinéma, dès 1962, Catherine Salles écrit: «Film d’une rare intelligence de conception et de construction, La nuit du chasseur est l’un des plus beaux films fantastiques qu’il m’ait été donné de voir.»

Depuis le milieu des années 1960, il n’a plus quitté son statut de monument du 7e art. Ses défauts ajoutent à son charme mystérieux de chef-d’œuvre bancal, prodigieusement déroutant.

Malsain, pervers et grandiose

Juste avant son arrestation, Ben Harper refile un butin de 10000 dollars à ses enfants, qui le cachent dans une poupée. En prison, où il attend son exécution, Harper fait la connaissance de Harry Powell, prêcheur maléfique qui tente de lui faire avouer sa cachette. Une fois libéré, ce pasteur assassin se rend dans la famille de Harper, séduit sa veuve et terrorise les enfants.

La nuit du chasseur démarre comme un film noir, se transforme en conte maléfique, flirte avec le fantastique et le merveilleux (comme dans la célèbre fuite des enfants), mais aussi avec la comédie et un expressionnisme accentué par son noir et blanc sublime. Il y a tout dans ce film et tout est dans ce film. Robert Mitchum, avec ses tatouages «L-O-V-E» et «H-A-T-E» sur les doigts, s’y révèle malsain et pervers comme jamais. Aujourd’hui, le film continue de surprendre par son mépris des codes et des questions de rythme, de vraisemblance ou de cohérence. Du cinéma grandiose et singulier, d’une liberté totale.

 

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