Joe Rosenthal, le dernier héros d’Iwo Jima

Notre série Et puis plus rien s’intéresse à des artistes connus pour une seule œuvre. Comme Joe Rosenthal, qui photographia la célèbre Elévation du drapeau sur Iwo Jima, avant de devenir un reporter anonyme pour le San Francisco Chronicle.

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par Christophe Dutoit

Durant sa carrière de reporter, Joe Rosenthal (1911-2006) a sans doute pris plusieurs dizaines de milliers de photographies. Lorsqu’il se retire du métier à l’âge de 70 ans, il doit se rendre à l’évidence: sa notoriété internationale ne tient qu’à une seule image, montrant six soldats élevant le drapeau américain sur Iwo Jima, au large du Japon. Et encore. Si une immense majorité de la population mondiale connaît aujourd’hui cette image, peu savent le nom de son auteur et l’histoire qui entoure sa réalisation.

Revenons donc au matin du 23 février 1945. Recalé de l’armée quelques années auparavant à cause de sa mauvaise vue (sic), Joe Rosenthal travaille pour l’agence Associated Press et suit le débarquement américain sur cette île située à un millier de kilomètres au sud de Tokyo. Le photographe âgé de 34 ans ne sait pas encore qu’il va vivre ce jour-là un des instants majeurs du XXe siècle.

Rosenthal trouve à peine le temps de poser son Glaflex Speed Graphic sur un tas de cailloux et il déclenche à l’arraché, sans avoir eu le temps de viser.

Le 19 février, près de 30000 hommes débarquent sous le feu de l’armée nippone. Il faut quatre jours aux marines pour atteindre le point culminant, le mont Suribachi, qui culmine à 166 mètres, après des combats d’une barbarie inouïe. Durant quatre jours, les Américains bataillent ferme pour prendre le contrôle de ce point névralgique. L’armée impériale plie, mais ne rompt pas. L’importance stratégique de ses deux aéroports en fait une cible prioritaire du gouvernement Roosevelt.

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La première élévation du drapeau photographiée par Lowery

Au matin du 23 février, le lieutenant Schrier et une patrouille d’une quarantaine d’hommes prennent le contrôle du volcan endormi et hissent un petit drapeau américain. La scène est prise en photo par Louis Lowery. Pendant ce temps, le colonel Chandler donne l’ordre de tirer une ligne téléphonique jusqu’au sommet et demande au soldat de première classe Rene Gagnon de remplacer l’étendard par un drapeau plus grand afin qu’il soit visible depuis les côtes.

Après avoir croisé Lowery en chemin, Rosenthal gagne le sommet en compagnie du sergent Bill Genaust, équipé d’une caméra de cinéma. Ensemble, ils arrivent au moment précis où le second drapeau doit être élevé. Rosenthal trouve à peine le temps de poser son Glaflex Speed Graphic sur un tas de cailloux et il déclenche à l’arraché, sans avoir eu le temps de viser. A côté de lui, Genaust filme les deux secondes que dure la scène, où l’on observe que les soldats peinent à maintenir le mât à cause du vent.

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Après l’élévation du drapeau, les marines posent pour Rosenthal. Au début, le photographe croyait que cette image-ci avait été publiée par la presse…

Dans les minutes qui suivent, Rosenthal prend encore deux autres portraits de soldats disposés en rang d’oignons devant le drapeau. Puis, sous la menace des tirs adverses, il redescend vers la plage où, selon ses dires, il est «pris en stop par un bateau qui passait par là», puis il monte dans un hydravion pour les îles Mariannes. A Guam, un opérateur développe ses films et montre le résultat à son éditeur qui s’exclame: «En voici une pour l’éternité!» A peine dix-huit heures après la prise de vue – un record pour cette époque – l’image est télétransmise au quartier général d’Associated Press à New York, qui la diffuse à des centaines de journaux.

Symbolique du triomphe
Seulement quelques jours plus tard, Rosenthal apprend que son image a fait la une de la presse illustrée. A un journaliste qui lui demande s’il a fait poser les soldats, il répond par l’affirmative, pensant que son agence avait choisi de publier l’image en rang d’oignons… Ce qui ouvre la voie à une vive polémique, car beaucoup croient alors que l’image a été mise en scène.

Or il n’en est rien. Le cliché sélectionné est bien celui de L’élévation du drapeau sur Iwo Jima. Une image symbolique du triomphe et de la possession, la médiatisation d’un geste de conquête qui sera repris autant par les astronautes sur la Lune que par Tintin dans L’étoile mystérieuse. Sans doute l’une des images les plus iconiques de la Seconde Guerre mondiale, avec celle du débarquement en Normandie, prise en juin 1944 par Robert Capa.nasaa

Contrairement à l’image de Lowery ou au film de Genaust, la photo de Rosenthal s’est transformée en une allégorie de la victoire, un instant où tous les mouvements se concentrent dans une symbolique très forte. Les six soldats (Hayes, Sousley, Strank, Bradley, Gagnon et Block) ne sont pas clairement identifiables et évoquent davantage la figure du soldat inconnu, cet anonyme qui combat pour la patrie au détri-ment de sa propre personne.

Car la bataille d’Iwo Jima n’était pas encore gagnée ce 23 février. La moitié des soldats sur la photo meurent au combat dans les jours qui suivirent, tout comme le cinéaste Genaust. Au total, plus de 7000 Américains sont tués et près de 20000 blessés dans l’assaut. Quant aux Japonais, la quasi- totalité de la garnison est massacrée, soit plus de 20000 hommes.

Au cimetière d’Arlington
Les qualités symboliques de cette image convainquent le président Franklin Roosevelt de l’utiliser pour lancer, quelques jours avant sa mort, le septième emprunt national de guerre. En mai 1945, les trois survivants sont rapatriés du front. Glorifiés comme des héros, Gagnon, Bradley et Hayes sont priés de faire campagne pour récolter finalement 23 milliards de dollars.

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Tout auréolée de cette visibilité, la photographie de Rosenthal reçoit le Prix Pulitzer en 1945, la seule à avoir cet honneur l’année de sa prise de vue. Neuf ans plus tard, Felix de Weldon s’inspire d’elle pour sculpter le mémorial de guerre des marines, dans le cimetière d’Arlington (Virginie). L’image sera également reproduite sur des timbres américains de 3 cents.

Après la guerre, Rosenthal trouve de l’embauche au San Francisco Chronicle. Il y travaille comme reporter durant trente-cinq ans, dans l’anonymat le plus complet. Après avoir été nommé «Marine d’honneur» en 1996, il s’éteint dix ans plus tard à l’âge de 94 ans.

Quant à Gagnon, Bradley et Hayes, ils apparaissent dans le film Sands of Iwo Jima en 1949, aux côtés de John Wayne. Après avoir longtemps essuyé les sarcasmes que lui vaut son sang amérindien, Hayes trouve refuge dans l’alcool et meurt dans l’isolement en 1955. Johnny Cash et Bob Dylan lui rendent hommage dans The ballad of Ira Hayes, devenu un classique du folk américain. En outre, Tony Curtis tient son rôle dans The outsider en 1961.

Dernière anecdote, Stephen Foley prouve en 2014, après une minutieuse enquête, que Bradley n’apparaît pas sur la photographie. Il a été confondu avec un certain Schultz… Ce qui ne change en rien la portée phénoménale de cette icone du XXe siècle.

 

Le drapeau rouge des Soviets

Trois mois après la prise d’Iwo Jima par les marines, l’Armée rouge est sur le point de faire capituler l’Allemagne nazie. En avril 1945, le jeune photographe soviétique Evgueni Khaldei voit la photo de Joe Rosenthal et convainc ses supérieurs de mettre en scène une image similaire pour marquer la chute imminente de Berlin. Sur ses ordres, on coud à Moscou d’immenses drapeaux rouges avec l’emblème au marteau et à la faucille.

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Le 30 avril 1945, vers 22 h 30, le jeune soldat Mikhaïl Minine installe une première fois le drapeau sur une statue du Reichstag. Mais, en raison de l’obscurité, impossible de prendre une photographie. Echaudés par cette tentative, les Allemands reprennent le Parlement au prix de combats acharnés. Il faut attendre le 2 mai pour que Khaldei parvienne enfin à monter sur les toits en compagnie de plusieurs soldats. Alors que les mitrailleuses se sont à peine tues et qu’une fumée âcre se dégage du bâtiment en ruine, Aleksei Kovalyov accroche le drapeau au pinacle, avec l’aide d’Abdulkhakim Ismailov.

Le soir même, le photographe retourne à Moscou et livre ses images à l’agence Tass. Dans la chambre noire, un opérateur remarque qu’Ismailov porte une montre à chaque bras, ce qui prête à penser que les Soviétiques ont pillé Berlin. Décision est alors prise de les gommer par retouche et d’augmenter le contraste de l’arrière-plan.

Reconnaissance tardive
Tout comme l’image de Rosenthal, le Drapeau rouge sur le Reichstag fait rapidement le tour du monde et figure aujourd’hui au panthéon des images les plus célèbres du XXe siècle. Bien qu’il suivît le procès de Nuremberg et qu’il prît la photo la plus connue de Staline, Churchill et Truman à Potsdam, le photographe russe fut cependant limogé de l’agence Tass à cause de son judaïsme. Contrairement à Rosenthal, qui ne connut jamais les honneurs d’une exposition, Khaldei eut droit à la reconnaissance internationale en 1995, lors d’une rétrospective au festival Visa pour l’image, à Perpignan. Avant de mourir dans l’oubli deux ans plus tard.

 

Le patriotisme désenchanté de Clint Eastwood

iwobA l’issue de la guerre, John Bradley vécut très mal sa gloire éphémère et refusa de parler de ses faits d’armes. Peut-être parce qu’il savait très bien qu’il ne figurait pas sur l’image… Après sa mort en 1994, son fils James Bradley enquêta durant quatre ans sur ce père mystérieux. En 2000, il publia Mémoires de nos pères, adapté au cinéma six ans plus tard par Clint Eastwood. Comme à son habitude, le cinéaste oscille entre patriotisme et désenchantement dans une Amérique prompte à oublier ses héros, à l’image des trois survivants devenus des marionnettes de propagande, avant d’être abandonnés à leur sort. Eastwood donne dans la foulée une version japonaise de la bataille dans Lettres d’Iwo Jima, pour ce qui demeure un diptyque magistral.

Clint Eastwood, Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, Warner, 2006

 

 

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