Harper Lee: «J’ai dit ce que j’avais à dire»

Notre série Culture de l’été s’intéresse aux artistes connus à travers une seule œuvre. Comme Harper Lee, dont le premier roman est l’un des plus vendus du XXe siècle. Après Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, elle s’est tue… jusqu’à l’annonce, 55 ans plus tard, de la parution d’un deuxième livre.

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par Eric Bulliard

C’est l’histoire d’une inconnue qui rencontre un succès mondial et décide de se taire. Harper Lee a 34 ans quand elle publie son premier roman, To kill a mockingbird. En français, le livre a été traduit par Quand meurt le rossignol puis Alouette, je te plumerai, avant de devenir, en 2005, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.

Dès sa sortie, il fait figure de classique de la littérature américaine. Prix Pulitzer en 1961, le roman se vendra à quelque 40 millions d’exemplaires dans 40 langues. Un sondage l’a placé au deuxième rang des livres qui ont le plus changé la vie des Américains, derrière la Bible. Tous l’ont lu à l’école.Nelle_Harper_Lee

Les premières années, Harper Lee joue le jeu du succès: interviews et milliers de dédicaces, jusqu’à la tendinite… Elle admet que Scout, sa jeune héroïne et narratrice (six ans au début du roman), lui ressemble et que cette enfance de garçon manqué dans une petite ville fictive est inspirée de la sienne. Et oui, Atticus Finch, l’avocat qui élève seul ses enfants, ressemble à son propre père. Quant à Dill, le jeune garçon qui passe ses vacances chez sa tante, il a des traits d’un ami d’enfance de l’auteure, le futur écrivain Truman Capote.

Situé dans les années 1930, le roman livre un portrait saisissant de l’Amérique sudiste. Atticus Finch défend un Noir accusé de viol et parvient à lui éviter le lynchage populaire. Pas la condamnation, malgré les preuves de son innocence.

En 1964, Harper Lee espère encore que chacun de ses livres sera meilleur que le précédent. Elle ignore évidemment qu’il n’y en aura pas d’autres

Un cadeau d’un an
Née en 1926 à Monroeville, Alabama, Nelle Harper Lee grandit auprès d’un père aimant et une mère peu présente, souvent malade. Malgré son goût pour la littérature, elle s’oriente vers des études de droit, sur les traces paternelles. Avant que l’appel de l’écriture ne se révèle trop fort: en 1949, à 23 ans, elle part à New York dans l’espoir d’une carrière littéraire. Elle retrouve Truman Capote, auréolé de ses premiers succès.

Truman Capote et Harper Lee

Truman Capote et Harper Lee

Grâce à lui, Harper Lee rencontre le compositeur Michael Martin Brown et son épouse, qui, en 1956, lui offrent un cadeau de Noël inattendu: un soutien financier d’un an, pour qu’elle puisse quitter son emploi dans une compagnie aérienne et écrire le roman de ses rêves. La première version prend forme, celle qui sera publiée en inédit dans quelques jours (lire ci-dessous). Un éditeur se montre intéressé, mais estime que les flash-back dans l’enfance de Scout constituent les passages les plus intéressants. Il encourage Harper Lee a réécrire son histoire en se concentrant sur eux.

A la sortie de To kill a mockingbird, en 1960, les critiques parlent des «débuts éblouissants de Miss Lee». De son côté, l’auteure sudiste Flannery O’Connor estime que «pour un livre destiné aux enfants, il est pas mal»… N’empêche que le roman secoue l’Amérique, en appuyant sur la plaie du racisme et de l’intolérance.

Harper Lee répète alors qu’elle travaille à un deuxième roman. «J’espère être encore de ce monde quand il sera ne-tirez-pas-sur-loiseau-moqueur-L-1publié», lâche-t-elle en 1963. L’année suivante, dans une de ses dernières interviews, elle précise: «J’aimerais que chacun de mes prochains livres soit meilleur que le précédent.» Elle ignore évidemment qu’il n’y en aura pas d’autres.

Avec Truman Capote
A la même époque, la jeune femme travaille avec Truman Capote aux recherches qui aboutiront à De sang-froid, œuvre majeure de la littérature américaine, à la fois enquête minutieuse et roman passionnant. Capote dédie son livre à son compagnon Jack Dunphy et à Harper Lee, «with my love and gratitude», mais sans mentionner son aide. Leur relation survivra à cette vexation, mais se fera plus distante.

Vers la fin des années 1960, Harper Lee se retire de la vie publique. Tout en conservant un appartement à New York, elle retourne vivre dans la maison de son enfance, à Monroeville (6500 habitants). Elle passera les quarante-cinq années suivantes aux côtés de sa sœur aînée Alice, avocate, décédée en novembre dernier à 103 ans.

Millionnaire mal fagotée, elle va boire des cafés au McDonald’s du coin, passe son temps entre parties de pêche, mots croisés (qu’elle faxe chaque semaine au New York Times), lectures (peu de fictions, à part Harry Potter), thé et pique-nique avec les voisins

L’auteure la plus populaire des Etats-Unis refuse désormais toute rencontre avec la presse comme avec les milliers de lecteurs venus en pèlerinage. Quelques exceptions à cet isolement: l’année passée, Marja Mills a publié un livre* racontant son amitié avec l’auteure secrète. Curieusement, Lee a accepté de rencontrer la journaliste pour un portrait paru en 2002 dans le Chicago Tribune. Des liens se sont noués, au point que Marja Mills a emménagé quelque temps dans une maison voisine.

En 2007, Harper Lee recevait la Médaille présidentielle de la liberté des mains de George W. Bush

Les cafés au McDo
Au-delà de la polémique qui a suivi sa parution (l’écrivain n’aurait jamais donné son accord), le livre montre en réalité qu’il n’y a rien à montrer: la vie de celle qui est redevenue Nelle apparaît d’une totale banalité. Millionnaire mal fagotée, elle va boire des cafés au McDonald’s du coin, passe son temps entre parties de pêche, mots croisés (qu’elle faxe chaque semaine au New York Times), lectures (peu de fictions, à part Harry Potter), thé et pique-nique avec les voisins. Au début de ces années 2000, Harper Lee continue à répondre à ses admirateurs sur sa machine à écrire mécanique. Comme l’explique Alice: «Nous n’appartenons pas au XXIe siècle, si l’on en juge par les choses électriques. Et même à peine au XXe…» Les deux sœurs n’ont acheté un poste de télévision qu’en 1997, pour suivre la saison de football américain.

Casino et baseball
A New York, où elle a continué de passer une partie de l’année jusqu’à son AVC de 2007, Harper Lee fréquentait les musées, les théâtres, les casinos d’Atlantic City, le stade de baseball des Mets dont elle est fan. Jamais mariée, elle ne semble avoir noué aucune relation sentimentale sérieuse. Reste la question: pourquoi a-t-elle arrêté d’écrire? Pour deux raisons, explique-t-elle dans le livre de Marja Mills: «D’abord, je ne voudrais pour rien au monde passer à nouveau par la pression et la publicité que j’ai connues pour Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur… Deuxièmement, j’ai dit ce que j’avais à dire.»

*Marja Mills, The Mockingbird next door. Life with Harper Lee, The Penguin press, 2014, 288 pages

 

Un oscar pour Gregory Peck

En juin 2003, l’American film institute publiait un classement des 100 plus grands héros de l’histoire du cinéma: Atticus Finch arrivait en tête, devant Indiana Jones et James Bond. C’est dire s’il a marqué les esprits, ce personnage d’avocat qui, dans un Alabama rongé par le racisme, défend sans succès un Noir accusé de viol.

Inspiré de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Du silence et des ombres sort en 1962, un an après le Prix Pulitzer attribué au roman de Harper Lee. Le film vaudra à Gregory Peck son unique oscar. Pour incarner au mieux ce père plein de sagesse, élevant seul ses enfants, l’acteur de Vacances romaines est allé à la rencontre du père de Harper Lee, qui a inspiré le personnage. Le premier jour de tournage, la ressemblance a troublé la romancière, qui a eu la larme à l’œil en constatant que Gregory Peck avait le même ventre que son père. «C’est mon talent d’acteur», a répondu le comédien en riant…

Réalisé par Robert Mulligan, sur un scénario de Horton Foote (Harper Lee ayant refusé d’adapter son roman), Du silence et des ombres reste fidèle au livre. Il adopte aussi le point de vue des enfants, incarnés avec une vivacité et une vérité épatantes par deux inconnus (Mary Badham et Philip Alford).

La première de Robert Duvall
Au-delà du magnifique personnage d’Atticus Finch et de l’émotion qui le parcourt, le film demeure célèbre pour la première apparition au cinéma de Robert Duvall, dans le rôle de Boo Radley, un marginal un peu simple, voisin des enfants. Il reste muet durant ses quelques minutes à l’écran, tout à la fin du film. Mais sur son visage passe un extraordinaire mélange de timidité, de peur, de tendresse, de chagrin, d’amour… Cette brève séquence suffit pour démontrer que le futur colonel Kilgore d’Apocalypse Now («J’aime l’odeur du napalm au petit matin») est un pur génie du jeu.

Un drôle d’inédit, 55 ans après

L’annonce par l’éditeur HarperCollins, en février, a surpris tout le monde: plus d’un demi-siècle après Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee va sortir un second roman. Go set a watchman est prévu pour le 14 juillet, avec un premier tirage à deux millions d’exemplaires. Grasset en publiera la version française (Va et poste une sentinelle) le 10 octobre.va-et-poste

En réalité, Harper Lee a écrit ce roman avant son livre culte et pensait que ce manuscrit, retrouvé par son avocate dans un carton, avait disparu. L’action se situe une vingtaine d’années après celle de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, alors que Scout revient en Alabama trouver son père. L’annonce a suscité la controverse: âgée de 89 ans, diminuée par les séquelles d’un AVC, Lee a-t-elle vraiment donné son consentement? Une enquête officielle a été ouverte, qui a conclu qu’elle n’a pas été manipulée.

 

 

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