Orson Welles, en invités à la table d’un géant amer

En invités à la table d’un géant amer De 1983 à 1985, le cinéaste Henry Jaglom a dîné chaque semaine avec Orson Welles. Leurs conversations viennent d’être publiées. Amer et superbe, le réalisateur de Citizen Kane s’en donne à cœur joie.

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par Eric Bulliard

C’est un feu d’artifice. Une explosion d’avis tranchés, de mauvaise foi, de férocité. Pas mal d’amertume, aussi, et l’émotion de voir un géant du cinéma qui ne parvient plus à tourner, vautré dans des ragots où surnage une culture pétillante. Toute la splendeur décadente d’Orson Welles dans ses derniers souffles, son chien Kiki à ses côtés.

De 1983 à 1985 (année de sa mort), le réalisateur de Citizen Kane a rencontré chaque semaine l’Anglais Henry Jaglom (né en 1941). Lui-même cinéaste, Jaglom enregistrait leurs conversations, qui viennent d’être publiées en français, peu avant le centième anniversaire de la naissance d’Orson Welles (le 6 mai).

La politique: «J’ai tout ce qu’il faut pour ça, à commencer par un manque de scrupule total!»

Au départ, Welles pensait utiliser ces bandes pour rédiger son autobiographie. A sa mort, d’un arrêt cardiaque, en 1985, Henry Jaglom les abandonne jusqu’à ce que le journaliste Peter Biskind (auteur du Nouvel Hollywood, qui préface cette édition) le convainque de les lui confier.

L’ours Welles
Attablés au restaurant Ma Maison, à Hollywood, Orson Welles et Henry Jaglom conversent avec une totale liberté de ton. Le lecteur a le sentiment de se retrouver à leur table pour assister à des discussions de bistrot, où il est beaucoup question de cinéma, mais aussi de littérature, des mets qu’on leur propose et de politique. Un domaine où Welles a failli s’engager: «J’ai tout ce qu’il faut pour ça, à commencer par un manque de scrupule total!»

Parfois, leurs conversations sont interrompues par le serveur ou par des visiteurs le plus souvent rembarrés. A l’image d’un Richard Burton en pâmoison, qui aimerait lui présenter Elizabeth Taylor. «Non. Comme vous voyez, je suis en plein dans mon déjeuner», répond l’ours Welles. «Tu viens de te conduire comme un connard», lâche alors son ami Jaglom.

Hollywood à la moulinette
Aussi charmeur qu’insupportable, Orson Welles tire sur tout Hollywood. Il multiplie les anecdotes sur son propre travail, Citizen Kane, évidemment, mais aussi La soif du mal, La splendeur des Amberson, Vérités et mensonges, La dame de Shanghaï… Ainsi que sur une foule de producteurs, de réalisateurs et d’acteurs, comme John Wayne, Clark Gable, Gary Cooper, Greta Garbo, Rita Hayworth, Marlene Dietrich…

Welles les connaît tous, n’en aime pas beaucoup, en admire encore moins. Mais il a l’art de raconter: souvenirs et légendes se mélangent dans un bouillonnement provocateur. Entre deux saillies contre les Hongrois ou les Irlandais, il rit des pets de son chien, raconte comment Cecil B. DeMille a inventé le salut fasciste, explique en quoi Buster Keaton est meilleur que Chaplin…

Son avenir dans la pub
Derrière l’ogre féroce se dessine toutefois un homme désabusé, conscient d’avoir marqué l’histoire du cinéma et d’avoir réalisé son chef-d’œuvre dès son premier film, à 24 ans. A l’approche de la septantaine, il multiplie les projets inaboutis, telle cette adaptation du Roi Lear, qu’il ne parvient pas à financer.

Il y a quelque chose de profondément émouvant à voir ce cinéaste d’exception lâcher: «Je pense que mon avenir est dans la publicité.» Lui, qui, toujours lucide et jamais étouffé par la modestie, affirme: «Tout ce que je peux dire pour ma défense, c’est que je n’ai pas dans mon bilan un seul échec artistique indiscutable.»

En tête à tête avec Orson
Conversations entre Orson Welles et Henry Jaglom
Robert Laffont, 368 pages

 

L’avis d’Orson Welles sur…

…les acteurs:
«Je pense que l’intelligence est un handicap chez un acteur.»
«J’ai toujours soupçonné qu’il existait trois sexes: les hommes, les femmes et les acteurs. Et ces derniers réunissent les pires défauts des deux autres.»

…Humphrey Bogart:
«Un fils de bonne famille américaine qui essayait de jouer les durs.»
«Ce qui est indélébile, c’est la qualité de star. Et que la star sache jouer ou non, c’est une discussion stérile parce que ces gens-là sont une espèce différente. Qui n’obéit à aucune règle.»

…Ingrid Bergman:
«Ce n’est pas une actrice. Elle tient à peine une scène complète.»

…Hitchcock:
«Les 39 marches, Seigneur, quel chef-d’œuvre… […] Cela dit, je n’ai jamais compris le culte voué à Hitchcock. […] L’autre soir, j’ai vu l’un des pires films qui soient, tu sais, ce truc avec Jimmy Stewart qui passe son temps devant une fenêtre?»
«– Fenêtre sur cour.»
«– Totalement stupide […] Vertigo, c’est encore pire.»

…de Gaulle:
«Il a toujours été imbuvable et il a très mal fini. Pendant la prétendue révolution de Mai 1968, qu’il prenait très au sérieux, trop au sérieux, il avait formé le plan de s’enfuir en Allemagne. Alors que bon, c’étaient des gamins qui lançaient des pierres…»

…Chaplin:
«Le pire radin que la terre ait porté.»
«Chaplin était profondément bête à plein de niveaux.»
«Un génie pur et simple.»
«Ce que Chaplin a fait, c’est de réunir les deux clowns classiques, l’auguste et le clown blanc, pour en créer un nouveau. C’est ça, son secret.»
«Je ne l’ai jamais trouvé amusant. Merveilleux, si, absolument merveilleux, mais pas drôle.»

…Shakespeare:
«A lui seul, il a écrit toutes les pièces dont nous avons besoin. Et il le savait.[…] Il est mort très riche, grâce à des investissements immobiliers. Il réussissait tout, ce fils de pute!»

…Malraux:
«Il a fini en larbin. […] C’est ce qui arrive aux intellectuels. Ce sont les pires chiffes molles. Ils raffolent du pouvoir. Ils s’agglutinent autour du héros qui a pris les rênes et se mettent à justifier tout ce qu’il fait.»

…John Ford:
«C’était un enfoiré d’Irlandais, méchant comme tout, mais je l’aimais quand même.»

…le Festival de Cannes:
«Les gens de Cannes sont pratiquement mes esclaves.»
«N’importe qui ayant une relation quelconque avec le Festival de Cannes est un filou.»

…Erich Von Stroheim: 
«Le cinéaste le plus doué d’Hollywood […]. C’était clairement un génie, il était tellement évident qu’il aurait fallu le laisser faire, quelles que soient les folies qui lui venaient.»

…L’ange bleu:
«De la grosse pacotille. Couchée sur du velours. Comme on peut en acheter à Honolulu.»

…Laurence Olivier:
«Il est gravement stupide.»
A propos de son Roi Lear à la BBC: «Les deux premières scènes sont les pires que j’ai vues de toute ma vie, et de loin.»

…La Grande illusion:
«Probablement l’un des trois ou quatre meilleurs films de tous les temps.»

…son propre travail:
«Aucune de mes positions sur l’art n’a le moindre rapport avec ce que je fais. Je suis l’exception.»
«Je crois que le cinéma n’est ja-mais allé aussi loin que Kane. Ça ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de bons films, ou de grands films. Mais, désormais, tout a été fait et dit au cinéma.»
«Après Kane, j’aurais dû prendre ma retraite.»

 

 

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