Avec Georges Brassens, à travers une œuvre unique

Avant sa retraite, Raymond Delley a consacré à Georges Brassens son dernier séminaire à la Fa­cul­té des lettres de l’Université de Fribourg. Des ré­flexions partagées avec les étudiants est né un livre qui évoque thèmes et formes d’une œuvre à part.

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Par Eric Bulliard

Son livre paraît aussi modeste que son contenu est riche. Dans la collection de poche «La quest¿on», des Editions de l’Hèbe, Raymond Delley lance celle-ci: Aimez-vous Brassens? En moins de 100 pages, il évoque une foule d’aspects thématiques et formels de cette œuvre unique. «J’ai dû prendre beaucoup de temps pour faire court», sourit l’ancien professeur de littérature à l’Université de Fribourg.

Installé à Marsens, Raymond Delley a consacré son ultime séminaire avant sa retraite, au printemps dernier, à Georges Brassens. Une partie des réflexions qui se retrouvent dans cet ouvrage ont ainsi été élaborées avec les étudiants. Parmi la trentaine de participants, «un tiers ne connaissait pas du tout Brassens et il y avait une petite poignée de passionnés». Tous, selon leur ancien professeur, ont été «ébahis de découvrir autant de richesses chez un chanteur».la-question83

De son côté, Raymond Delley continue de s’émerveiller, en creusant encore cet auteur découvert vers 6 ou 7 ans. «Je me souviens que je collais l’oreille à la radio dès que je l’entendais.» Dans le chapitre intitulé «En quoi Brassens est-il unique?», il indique ce qui n’a cessé de le fasciner: «L’originalité, tranchons le mot, le génie de notre poète» réside avant tout dans sa manière d’user de l’indirect, de l’allégorie.

Pas plus de quatre…
«Si Brassens est unique, écrit-il, c’est que, dans ses chansons, les idées, les sentiments, les émotions sont toujours exprimés de manière détournée, oblique, feutrée.» «On ne peut pas imaginer Brassens chanter Ne me quitte pas, ajoute-t-il. Chez lui, tout passe par la figuration.»

De même, Brassens «n’a jamais écrit de chanson en se disant “je vais montrer que je suis contre la guerre”». Il préférait l’ironie, la légèreté, sans doute aussi par pudeur: «Il n’aime pas dire les choses directement. Même ses chansons anticléricales, il s’amuse à les mettre en scène.»

Très peu «chanteur engagé» donc, ce qui n’empêche pas une ligne de conduite et de vie claire que Raymond Delley résume en citant Pascal et Villon: «Il y a une grandeur de l’homme qui est le droit au refus d’obéir. Et il avait une compassion constante pour ses frères humains.» Sans oublier l’opposition «à toutes les idées défendues par plus de quatre personnes. Puisque “sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons…”»

Liberté et rigueur
«Cette entreprise de figuration généralisée» crée une impersonnalité «qui tend naturellement vers une manière d’universalité», écrit Raymond Delley. Comme les chansons populaires, celles de Brassens paraissent intemporelles. D’autant plus qu’on n’y décèle aucun signe de modernité, aucun téléphone, ni téléviseur ou avion…

Son art de raconter de brèves histoires apparaît comme une autre figuration. «Brave Margot est un petit récit qui dit tant de choses», relève Raymond Delley, en ajoutant qu’il y voit un «voisinage avec La Fontaine». Des historiettes narrées avec une maîtrise de la langue inégalée.

Usant volontiers des formes fixes de la poésie française, Brassens se balade dans le langage avec un extraordinaire mélange de liberté et de rigueur. Il aime autant détourner des expressions toutes faites («je ferai la tombe buissonnière»), que leur redonner leur sens précis.

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Le sens des mots
Sous sa plume, «il y a péril en la demeure», par exemple, retrouve son sens originel, largement oublié: non pas qu’il y ait danger dans la maison, mais danger à attendre, du verbe «demeurer». «Combien de gens connaissent encore ce sens exact?» s’enthousiasme Raymond Delley.

Aucune afféterie, toutefois: ce plaisir des mots – souvent rares ou archaïques – demeure ludique, ce qui permet d’utiliser des termes comme «sycophantes» et «succubes» sans paraître pédant. «A l’inverse, il peut user de mots crus sans vulgarité.»

Ce versant, l’enseignant ne l’a évité ni dans son cours ni dans son livre. Les chansons polissonnes «ne sont pas à mettre à part ni à déprécier, écrit-il; elles sont dans une continuité profonde avec le reste de l’œuvre. Même compassion souriante à l’égard des faibles; même virtuosité dans le maniement de la langue, de ses figures et de ses ressources; même goût de raconter une historiette.»

Complexité musicale
Aimez-vous Brassens? permet en outre de tordre le cou à une idée reçue: si le parolier est de longue date reconnu à sa juste valeur, d’aucuns continuent à croire ses musiques simplistes, toujours identiques. «Parce que le son et le schéma d’accompagnement restent les mêmes, explique Raymond Delley, également pianiste averti. Comme il ne vise pas l’expression lyrique, dramatique, il n’a jamais voulu orchestrer ses chansons. Mais les mélodies sont très riches.»

Au côté de musiques assez simples (dans ce qu’il appelait ses «chansons monochromes»), on en trouve d’autres, nombreuses, extrêmement complexes. Le chapitre consacré à la musique, réalisé avec la collaboration du compositeur et chef de chœur Yves Piller, donne l’exemple du Modeste: «On défie quiconque de la chanter s’il n’a pas une solide formation vocale, tant les sauts de la mélodie, sa progression comme celle d’une vague, entre haut et bas, semblent vertigineux.»

Chanteur de jazz
Passionné de jazz, Brassens a aussi cette manière syncopée de chanter, déjà soulignée par Boris Vian. Chaque syllabe est posée en léger décalage: «L’interprète prend un peu de retard ou d’avance sur le tempo de fer de l’accompagnement, d’où un effet de déhanchement, de swing.»

Pour s’en convaincre, il suffit de réécouter, encore et toujours. Tel est un des mérites de cet Aimez-vous Brassens?: pousser le lecteur à se plonger une fois de plus dans cette œuvre unique. Pour retrouver Tonton Nestor, la brave Margot, pauvre Martin, Oncle Archibald, la femme d’Hector et tous les autres sous un nouvel éclairage.
Raymond Delley, Aimez-vous Brassens?, L’Hèbe, collection La quest¿on, 96 pages

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