Xavier Fournier: une histoire de masques

 

Les surhommes sont partout. Si les Américains en ont fait leurs super-héros, c’est bien en France que le genre a fait ses premiers pas. Leurs ancêtres directs ont pour nom Edmond Dantès, Nemo ou Jean Valjean…
Par Romain Meyer
Comte_de_monte_cristot
Ils s’appellent Judex, L’Oiselle, Fantax, Atome Kid ou Photonik. Ils sont nés dans l’Hexagone et ont traversé les siècles, les romans populaires du XIXe siècle, les magazines pour enfants et la bande dessinée pour ados. Leur nom, leurs actions et leur souvenir ont pourtant disparu pour beaucoup avec les fascicules qui les ont vus naître. Xavier Fournier les extirpe du néant dans un beau livre, Super-héros, une histoire française et remonte aux origines d’un genre presque bicentenaire.

Les Etats-Unis ont fait du super-héros un des éléments incontournables de leur construction culturelle. Pourtant, contrairement à ce qu’on pense généralement, les Américains batman-May-1939ne sont pas les seuls à avoir mis un masque à la justice. Ni les premiers. Le parcours de ces personnages des nouvelles mythologies s’est développé dans l’Hexagone autour de figures littéraires, chacune apportant une pierre à l’édifice.

Dantès et Vidocq
En tête de liste, on trouve Edmond Dantès, le comte de Monte-Cristo, dont la vengeance implacable va s’abattre sur les amis qui l’ont trahi. Dès 1844, Alexandre Dumas et Auguste Maquet font de cet homme injustement emprisonné le modèle moderne d’une justice aveugle, mais aussi un être polymorphe, aux identités troubles. Le succès est international. Et Xavier Fournier de l’ériger comme l’une des influences majeures – mais de loin pas la seule – de Bill Finger et de Bob Kane lorsqu’ils créent Batman en 1939.

«Quand Batman pourchasse le Joker, à un certain niveau, c’est le comte de Monte-Cristo qui affronte Gwynlaine, Alexandre Dumas qui croise le fer avec Victor Hugo» Xavier Fournier

A cette figure de caméléon, on peut joindre d’autres futurs archétypes du genre puisés dans la littérature ou l’histoire française, comme Vidocq, le forçat devenu chef de police, ou la création feuilletonesque de Ponson du Terrail, Rocambole. Ou encore l’image du «surhomme», Jean Valjean, le héros des Misérables à la force herculéenne.

Hugo contre Dumas
Les emprunts aux auteurs du XIXe siècle sont nombreux et évidents, liés notamment aux succès de certains films américains tirés d’ouvrages français. Ainsi Bill Finger avoue avoir été marqué par la prestation de l’acteur Conrad Veidt, qui jouait Gwynlaine dans l’adaptation de 1928 de L’homme qui rit, selon Victor Hugo. Il va directement s’en inspirer pour créer… le Joker.conrad-veidt Et Xavier Fournier de s’amuser: «Quand Batman pourchasse le Joker, à un certain niveau, c’est le comte de Monte-Cristo qui affronte Gwynlaine, Alexandre Dumas qui croise le fer avec Victor Hugo!»

La littérature populaire de la Belle Epoque multiplie d’ailleurs les vengeurs et les génies du mal (Zigomar, Fantômas…), les figures masquées (Le fantôme de l’opéra de Gaston Leroux) et, grande nouveauté, les capacités extraordinaires, souvent liées à la technologie (comme les personnages de Jules Verne Nemo et Robur, le Nyctalope de Jean de la Hire), etc. Elle constitue un terreau d’inventivité et d’audace sur lequel va venir se greffer et prospérer une certaine bande dessinée.

Yordi et les censeurs
Xavier Fournier développe chronologiquement l’épopée de ce roman-feuilleton début de siècle. Sans en oublier les adversaires qui, au nom d’une morale pas toujours très claire, s’opposent à l’expansion des «journaux illustrée» et de la BD dans l’entre-deux-guerres, moment où apparaît le modèle du super-héros à l’américaine, Superman.

Celui-ci débarque dès 1939 en France sous le nom de… Yordi. Puis, le succès aidant, le personnage est détourné: on décalque des dessins, on remonte des histoires case à case pour éviter les ayants droit. Et on change le nom: Clark Kent devient François l’Imbattable!

Les années qui suivent la victoire alliée sont marquées par un personnage neuf, symbole du renouveau, Fantax. Les genres en profitent aussi pour se télescoper: lorsque le western rencontre les super-héros, cela donne Big Bill le casseur, King le vengeur ou Cow Boy X… Toujours l’art du nom qui fait mouche.big bill le casseur 1950

Mais l’après-guerre devient vite un terrain miné. Dès 1949, la France se prend d’envie de contrôler les lectures de ses enfants. De la droite chrétienne à la gauche communiste, les surhommes masqués sont pris pour cible: lecture dévoyée pour les uns, représentant de l’impérialisme yankee pour les autres. Les temps sont durs pour les héros.

La grande force de l’ouvrage de Xavier Fournier, outre son incroyable iconographie, est de réussir à conter avec clarté à la fois une histoire de l’édition d’un certain roman populaire, d’y mêler le parcours de ses créateurs, ainsi que le récit de ses héros. L’auteur redonne vie à tous ces personnages disparus. C’est bien là un super-pouvoir…

Retour masqué
Et aujourd’hui? Le XXIe siècle marque l’heure de la reconquête des super-héros européens, une renaissance initiée essentiellement à travers la BD par La Brigade chimérique de Serge Lehman, Fabrice Colin et Gess. Cette œuvre est devenue emblématique de la redécouverte des créations populaires disparues avec la Seconde Guerre mondiale, moment où l’Europe a perdu sa capacité de se raconter dans une nouvelle mythologie.

Autre immanquable, la modernisation de Fantômas, expression du mal le plus pur revisité magnifiquement par Olivier Broquet et Julie Rocheleau. Les super-héros français ont même pris le contrôle du petit écran grâce à Hero Corp, la série télévisée délirante de Simon Astier. Comme quoi, l’oubli n’est qu’un mauvais moment à passer.colere-fantomas-tome-3-a-tombeau-ouvert

Alors que Xavier Fournier interroge le passé des créations européennes, Roy Thomas retrace dans un autre ouvrage les 75 ans de leurs homologues américains au sein de l’éditeur Marvel. Dans un livre volumineux dépassant les 6 kilos, le grand scénariste retrace dans une débauche d’images les créations de Spider-Man, d’Iron Man ou encore des X-Men. Un ouvrage à la hauteur de l’histoire de la Maison des Idées et un bon moyen de poursuivre la quête des hommes masqués.

Xavier Fournier, Super-héros, une histoire française, Huginn & Munnin; Olivier Broquet et Julie Rocheleau, La colère de Fantômas, tome III, Dargaud; Roy Thomas, 75 years of Marvel, Taschen

 

Posté le par Eric dans BD, Cinéma, Littérature, Livres Déposer votre commentaire

Ajouter un commentaire