Des Martiens à Grandvillard

Il y a tout juste 60 ans, une vague de soucoupes volantes était signalée en France, en Italie et… à Grandvillard. Retour avec Yves Bosson, créateur de l’Agence martienne, sur des voyageurs peut-être interstellaires, mais surtout culturels.

agence

par Romain Meyer

11 novembre 1954. Peu avant 15 h 30, un canonnier jurassien en cours de répétition à Grandvillard voit au-dessus de la gare, très haut dans le ciel, entre 6000 et 10000 mètres, une chose brillante, circulaire et immobile. Il pense d’abord à un ballon d’enfant. L’objet, «argenté et transparent», se met alors à bouger à grande vitesse et de façon erratique, puis s’arrête 500 mètres plus loin, laissant derrière lui «un brouillard argenté».Trois compagnies de défense antiaérien-ne, des officiers – dont un conseiller d’Etat bernois et conseiller national – aperçoivent également l’engin, qui reste visible encore deux à trois minutes avant de s’incliner, de prendre une forme elliptique et de disparaître à la verticale du village. Trois cents personnes ont observé l’objet que certains appellent déjà «soucoupe volante», relate le 16 novembre La Gruyère. Les Martiens auraient-ils donc débarqué dans l’Intyamon?

Il faut dire que l’apparition de Grandvillard n’est pas unique. Elle s’inscrit dans une «grande vague» d’observations d’ovnis réalisées en France depuis le mois de septembre. «Au plus fort de l’événement, on notera jusqu’à soixante observations par jour dans les journaux», souligne Yves Bosson, fondateur de l’Agence martienne, la photothèque indépendante spécialisée dans les représentations liées à l’imaginaire scientifique, qui célèbre cette année son 15e anniversaire.

Le chef de la station aérologique de Payerne a cru bon de préciser que l’heure et l’altitude auxquelles l’engin inconnu a été observé correspondent assez bien au chemin que prend quotidiennement un ballon-sonde lâché depuis la Broye.

Alors, que s’est-il passé à Grandvillard dans ce mois de novembre 1954? L’affaire s’est rapidement dégonflée, comme l’indique la Nouvelle Revue de Lausanne le 16 novembre: face à l’emballement des médias, le chef de la station aérologique de Payerne a cru bon de préciser que l’heure et l’altitude auxquelles l’engin inconnu a été observé correspondent assez bien au chemin que prend quotidiennement un ballon-sonde lâché depuis la Broye. De son côté, le Groupement ufologique bullois a confirmé cette théorie dans une contre-enquête réalisée en 1980.

Le journaliste a même regardé un de ces ballons à la lunette. «Ces engins semblent suivre des chemins mystérieux, écrit-il, avant de conclure: Evidemment, toutes les précisions possibles n’empêcheront pas d’honorables personnes de croire aux soucoupes, comme les gens du Moyen Age voyaient des esprits un peu partout. Chaque époque a ses fantômes à sa mesure.»

Apparitions sous influence
La «grande vague française» noircissait déjà les pages des magazines depuis deux mois. La chose était dans le vent, pour ainsi dire. «Toutes les vagues sont typées par leur époque, explique Yves Bosson. Les premiers témoignages, dans les années 1896-1897, évoquent des engins volants en forme de cigare, mus au moyen de roues à aubes et de machines à vapeur…» La vague de 1954 intervient sept ans à peine après les premières observations américaines de «soucoupes volantes», dont celle, fameuse, de Roswell.guerremonde

«La science-fiction, notamment les revues populaires (les pulps), avait déjà diffusé des images de vaisseaux similaires dans les années 1920-1930, relate le Neuchâtelois installé à Marseille. Tout comme les autres éléments récurrents: les rayons de lumière, les atterrissages de soucoupes, la paralysie des témoins, les petits êtres extraterrestres (on parle alors de Martiens)… Il y a là un schéma inconscient, une mythologie qui change selon les époques et selon les modèles culturels.»

Construction sociale
La plupart des témoins construisent leur «vision» sur ces bases et les nourrissent d’éléments préexistants. Ainsi l’après-guerre, jusque dans les années 1970, correspond au temps du vaisseau en forme de soucoupe. On le trouvera dans des films comme La Guerre des mondes, en 1953 – projeté en salle en pleine vague française – mais aussi Rencontre du 3e type de Steven Spielberg (1977) ou encore la série Les envahisseurs (1967 et 1968).

Si David Vincent les a bien vus, il a surtout participé à une construction sociale propre à l’imaginaire de son temps, celle de la guerre froide, de la peur de l’invasion rouge, de l’ennemi qui vient du ciel, ou d’ailleurs, des agents doubles. «Peut-être que les extraterrestres existent. Peut-être qu’ils vont venir nous rendre visite, je ne sais pas. Mais s’ils le font, ce ne sera certainement pas en soucoupe volante», souligne Yves Bosson. A la fin des années 1980, la mode passera aux vaisseaux en triangle, comme les avions espions. Encore une fois, on adapte les images d’une époque à un imaginaire en permanente transformation.

Et tout changera encore après la diffusion d’X-Files dans le milieu des années 1990: «Si la série a surpopularisé l’idée de l’extraterrestre jusqu’à la banaliser, elle empêche dorénavant d’en témoigner de la même façon», remarque Yves Bosson. Reste que les Martiens, avant de traverser l’espace, viennent d’abord de nos têtes. Comme quoi la vérité est vraiment proche.
Un cabinet de curiosités

L’Agence martienne rassemble entre 40000 et 50000 photos liées à l’imaginaire scientifique: affiches, portraits, articles, gravures anciennes, courriers – notamment plusieurs liés aux observations de Grandvillard – photographies originales consacrées à la science-fiction populaire et aux «anomalies» parascientifiques (ovni, phénomènes paranormaux). «La première utilise la science comme référentiel d’une narration fictive, les secondes résultent d’un “bricolage” de la réalité des témoignages pour “faire science”», explique le créateur de l’Agence martienne Yves Bosson.

Depuis 1999, le photographe neuchâtelois parcourt les institutions avec son studio nomade pour capturer l’essence des pièces présentées. Sa photothèque installée à Marseille constitue un voyage sans fin dans l’imaginaire. Elle est notamment partenaire de la Maison d’ailleurs, à Yverdon-les-Bains, ou du Musée de zoologie de Lausanne (département de cryptozoologie). Et même de l’Agence spatiale européenne pour le projet ITSF (Innovative Technologies from Science Fiction for Space Applications). En compagnie de Farid Abdelouahab, Yves Bosson est aussi l’auteur en 2010 d’un Dictionnaire culturel des mondes extraterrestres.

www.agence-martienne.fr

Posté le par admin dans Inclassable Déposer votre commentaire

Ajouter un commentaire