Joseph Pujol, le Pétomane: et les salles riaient, riaient… (8)

A ses débuts, le Moulin-Rouge connaît son plus grand succès avec le curieux numéro de Joseph Pujol (1857-1945). Dès 1890, les salles se tordent de rire devant le récital de celui qui se fait appeler le Pétomane.

petomane
Eric Bulliard
Au temps de sa splendeur, ses recettes pouvaient atteindre 20000 francs par jour. Plus du double des revenus de Sarah Bernhardt, la plus célèbre comédienne de l’histoire du théâtre, alors au sommet de sa gloire. Sur le site du Moulin-Rouge (www.moulinrouge.fr), Joseph Pujol figure toujours parmi les 13 principales vedettes de la vénérable institution, aux côtés de Valentin le Désossé, La Goulue, Toulouse-Lautrec, Mistinguett, Jean Gabin, Edith Piaf… On le trouve sous son nom de scène: le Pétomane.

Dès 1890, quelques mois seulement après l’ouverture du célèbre music-hall, Joseph Pujol est la plus grande attraction du Moulin-Rouge. Celle dont parle tout Paris, celle qui attire les foules, hilares devant cet étrange phénomène. On a dû placer une infirmière dans la salle, pour venir en aide aux dames corsetées, qui étouffent littéralement de rire devant ce numéro inédit. C’est que Joseph Pujol a un curieux don, cultivé depuis son plus jeune âge: il pète… Oui, d’accord, comme tout le monde, mais pas tout à fait: il pète à volonté, module ses vents en bruitages, joue des airs connus…

Ce n’étaient qu’éclats de rire, gloussements de joie et cris d’émerveillement: on n’avait jamais vu un pareil spectacle.

Cette étrange faculté, Joseph Pujol commence à la découvrir enfant (ou adolescent, les sources divergent), un jour de baignade à Marseille, où il est né en 1857: alors qu’il bloque sa respiration, il sent son ventre se remplir d’eau. En fait, il est capable d’aspirer du liquide et de l’air par son fondement. Avant de les ressortir par où ils sont venus. Garantis sans odeur.Le+Pétomane+moulin+rouge

Joseph Pujol commence à exercer son drôle de talent dans les chambrées: au service militaire, il amuse ses camarades, met au point ses premières imitations et trouve son nom de scène. Le jeune homme se rêve comédien: à côté de son métier de boulanger, il s’essaie à la chanson, à la musique, au comique troupier. Mais, en privé, il ne fait jamais autant rire que par ses flatulences.

Du jamais vu…
Des amis l’encouragent: il loue un local désaffecté et distribue quelques prospectus. Nous sommes vers 1887, le Pétomane prend son élan. «Le public, enthousiaste et déchaîné, faisait lui-même la publicité, dans le quartier d’abord, puis dans tout Marseille», écrivent Jean Nohain et François Caradec, dans le livre qu’ils lui ont consacré en 1962 (une nouvelle édition est sortie en 2000). «Ce n’étaient qu’éclats de rire, gloussements de joie et cris d’émerveillement: on n’avait jamais vu un pareil spectacle.»

Joseph Pujol s’enhardit: il joue à Bordeaux, Toulon, Clermont-Ferrand… Partout, à la surprise gênée succèdent les fous rires. Il imite le petit pet de la jeune fille, le pet de la mariée le soir de ses noces (discret), celui de la même le lendemain (plus affirmé), le pet de la belle-mère… Il reproduit le son de l’artillerie, du tonnerre, de la couturière qui déchire un tissu (dix secondes au moins), joue Au clair de la lune, éteint des bougies…

Le-PetomaneDevant le roi des Belges
Ces succès l’encouragent à tenter sa chance à Paris. Et pas n’importe où: «Les ailes du Moulin-Rouge, quel merveilleux ventilateur pour aérer mon numéro!» Joseph Pujol réussit à rencontrer Charles Zidler, directeur de ce tout nouveau music-hall, et se lance dans une démonstration. Le maître des lieux lui propose de tester son numéro en public le soir même: le 11 février 1890, le Pétomane fait ses débuts au Moulin-Rouge, dans L’Eléphant construit l’année précédente pour l’Exposition universelle. A une époque où les micros n’existent pas, la salle a l’avantage d’être de taille modeste, avec une acoustique à la hauteur de ce spectacle intime.

Veston rouge, pantalon noir, gants blancs, Joseph Pujol se lance: «Je vais avoir l’honneur de présenter devant vous un numéro de pétomanie…» Comme à Marseille, comme partout, l’étonnement laisse place aux fous rires. Irrépressibles, inextinguibles. Triomphe, contrat et gloire: de 1890 à 1894, le Pétomane est la vedette du Moulin-Rouge. Freud assiste au spectacle (paraît-il pour comprendre ce qui fait tellement rire le public), Leopold II, roi des Belges, se rend incognito à une représentation privée.

«Moins haut, mais librement»
Réputé simple et gai, toujours de bonne humeur, Joseph Pujol n’oublie pas ses anciens amis. Pour aider l’un d’eux et attirer le chaland autour de sa baraque à frites, il propose parfois quelques démonstrations de son talent. Ces extras déplaisent au Moulin-Rouge: la rupture se termine au tribunal, où le Pétomane est condamné à des dommages et intérêts. Il choisit alors de créer son propre théâtre, Le Pompadour.

operaSon succès se poursuit sur cette modeste scène itinérante: «Je péterai peut-être moins haut, mais librement.» Figure incontournable de l’avant-guerre, il devient un familier des caricaturistes comme des chansonniers: «Le Pétomane à c’qu’on prétend / Se fait cinquante mill’francs par an / Mais pour gagner tant de pépettes / C’est étonnant c’qu’il faut qu’il p…» On l’évoque dans des pièces de théâtre, comme Sacha Guitry, dans L’illusionniste: «– Vous n’aimez pas les pétomanes, vous… – Oh! Je ne peux les sentir…»

Victime de la Grande Guerre
Sa carrière triomphale s’interrompt brutalement en 1914. Père d’une famille nombreuse, Joseph Pujol voit quatre de ses fils partir au front. Le cœur n’y est plus: le théâtre Pompadour ferme ses portes. Retour à Marseille et à son ancien métier de boulanger. Par la suite, en 1922, il crée une biscuiterie à Toulon. Il meurt en 1945, à 88 ans. Depuis, cet artiste à part est parfois ressorti de l’oubli à travers des documentaires ainsi qu’un film italien, en 1983, Il Petomane, avec Ugo Tognazzi dans le rôle-titre


Le Pétomane a-t-il jamais regretté sa fin de carrière abrupte? Peut-être, si l’on en croit Vincent Scotto. Le célèbre compositeur de J’ai deux amours raconte dans un livre de souvenirs paru en 1947 qu’il a croisé Joseph Pujol, quelques années auparavant. Le brave homme «ne songeait qu’à remonter sur quelque scène» et ajoutait: «Je crois qu’en faisant quelques vocalises…» Et Vincent Scotto de commenter: «Mais la mode n’était plus vraiment à la spécialité de cet artiste.»
Comme le soulignait un chroniqueur de l’époque: «On riait, les prix demeuraient à peu près stables, on avait confiance et on envisageait favorablement l’avenir. C’était le bon temps…»
Jean Nohain et François Caradec, Le Pétomane au Moulin-Rouge, Editions Mazarine

 

Un triomphe bien de son temps
L’incongru succès du Pétomane s’inscrit dans une époque que l’on a qualifiée de Belle. Celle où triomphent cabarets et cafés-concerts (Le Chat Noir, L’Alcazar, L’Eldorado…), où le music-hall prend son envol: à Paris, naissent les Folies Bergère (1869), le Moulin-Rouge (1889), l’Olympia (1893), le Casino de Paris (1900)…

Outre des musiques et danses, ces scènes s’ouvrent aux numéros issus du cirque. On y trouve des jongleurs, des dresseurs d’animaux, des contorsionnistes, des pantomimes, des hommes-serpents, des hommes-obus… Mais aussi des numéros de force et de la boxe. «C’est bien un type de loisir inédit, qui apparaît et se répand», écrit l’historien André Rauch*. «Ici, les corps mettent à nu de nouvelles émotions.» Dans ce contexte, «mélange de genres, le Pétomane intervient entre la prestation athlétique et le tour de chant». 

CHT172431«Au cours des années 1890, Joseph Pujol n’eut sur scène qu’un seul rival, Jacques Inaudi, le calculateur prodige», écrivent Jean Nohain et François Caradec dans leur biographie. Italien d’origine (1867-1950), Inaudi était une vedette du Théâtre Robert-Houdin avec son numéro de calcul mental. Influencé par Joseph Pujol, un certain Claude-Louis Delair (1876-1953) a par la suite aussi porté sur scène une capacité physiologique étonnante: sous le nom de Mac Norton dit «l’homme-aquarium», il buvait des litres d’eau (une quinzaine) et les régurgitait en fontaine ou en douche. Il avalait en outre des grenouilles et des poissons pour les ressortir, vivants, deux heures plus tard… Il a présenté ce numéro à travers l’Europe jusqu’en 1950.mac_norton

Depuis une vingtaine d’années, un Anglais surnommé Mr. Methane se réclame de l’héritage du Pétomane. Il se dit seul professionnel du genre et présente des numéros en usant, affirme-t-il, de la même technique que Joseph Pujol. Mr. Methane a été l’invité de nombreux shows télévisés, dont Britain’s got talent (en 2009). Il a aussi fait une apparition remarquée sur Canal + en 1994, pour les dix ans de la chaîne, provoquant le fou rire de Philippe Gildas.

*André Rauch, «Mises en scène du corps à la Belle Epoque», dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire. N°40, octobre-décembre 1993

 

Ce qu’en disait l’époque
«On s’écrasait pour l’entendre, et les cris, les rires, les spasmes des femmes, les hurlements hystériques s’entendaient à cent mètres du Moulin-Rouge» Yvette Guilbert

«Je n’ai jamais vu des salles entières rire, hurler, crier, suffoquer, comme au numéro de ce petit monsieur aux moustaches à la Guillaume II et aux cheveux en brosse, dont la figure restait impassible.» Jacques-Charles

«M. Joseph Pujol est un artiste plus ou moins lyrique, dont les mélodies, les romances sans paroles ne parlent pas précisément au cœur. Il faut lui rendre cette justice: il a créé un genre absolument à lui, rossignolant, dans les profondeurs de sa culotte, les trilles que d’autres, les yeux au ciel, lancent au plafond.» Le Petit Journal

«Le succès a été énorme! On a ri aux larmes, car malgré l’inconvenance du spectacle, il l’a présenté d’une façon si originale et si comique, qu’il était impossible de s’en formaliser.» Paul Royer

Posté le par Eric dans Vedettes oubliées Déposer votre commentaire

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