Henri Cartier-Bresson, «l’instant et l’éternité»

Dix ans après sa mort, Henri Cartier-Bresson retrouve les cimaises du Centre Pompidou, à Paris, le temps d’une majestueuse rétrospective. En parallèle, l’institution publie Voir est un tout, un recueil d’entretiens qui éclairent les coulisses de son art.hcb

par Christophe Dutoit

«En 1934 au Mexique, j’ai eu beaucoup de chance. Je n’ai eu qu’à pousser une porte. Deux lesbiennes étaient en train de faire l’amour. C’était d’une volupté, d’une sensualité… On ne voyait pas leur figure. J’ai appuyé. C’est un miracle d’avoir vu ça. Ça n’a rien d’obscène. L’amour physique dans toute sa plénitude…»

Dans un entretien avec l’écrivain Pierre Assouline – son futur biographe – Henri Cartier-Bresson (1908-2004) raconte comment il a cueilli l’une des photographies les plus emblématiques de son grand œuvre, dont une rétrospective est proposée jusqu’au 9 juin au Centre Pompidou, à Paris. «Des mauvaises photos, il y en a aussi plein. Des épluchures…» s’empresse-t-il d’ajouter.

Pour beaucoup, Cartier-Bresson est l’«œil du XXe siècle», témoin essentiel de ses hauts faits (il a pris des photos de Gandhi une heure avant son assassinat) et observateur pertinent de ses mutations. Il est aussi l’auteur de la seule photographie reproduite dans l’Histoire de l’art de Gombrich et de la première exposée au Louvre…

Au-delà, Cartier-Bresson préférait souvent le mutisme. «Mes photos sont là, je n’ai rien à dire!» Souvent, mais pas toujours. A de rares occasions, il s’est livré. A des écrivains, à des journalistes, au travers d’entretiens et de conversations que l’institution parisienne a intelligemment compilés dans le recueil Voir est un tout.hcbmexico

Cette douzaine de discussions, déjà publiées, mais difficilement accessibles, éclaire les coulisses de la création. «Photographier, c’est une attitude, une façon d’être, une manière de vivre, appelez ça comme vous voulez. Et soudain, face à la réalité fuyante, vous avez une intuition. Toute une organisation visuelle se met en place. Ça dure une fraction de seconde. Vous retenez votre souffle… Vous y mettez le cœur, la tête et l’œil, surtout. Voilà, c’est fait. Mon plaisir, je le trouverai toujours dans l’instant, dans la saisie de l’image et non dans sa contemplation ultérieure.»

Le «hasard objectif» de Breton
Comme tout a l’air si simple pour ce fils de grands bourgeois – «catholiques de gauche», se plaît-il à rappeler – qui a trempé dans le surréalisme dès la fin des années vingt. «Il faut être sensible, essayer de deviner, être intuitif: s’en remettre au “hasard objectif” dont parlait André Breton», son maître à penser, tout comme le cubiste André Lhote, dont il suit durant deux ans les cours de peinture.

En 1931, le jeune aventurier part en Côte d’Ivoire «avec Rimbaud, Ulysse, Lautréamont et les Contes africains de Cendrars en poche». Il attrape la fièvre bilieuse, manque de mourir et se fait soigner par un Noir avec lequel «il chasse à la lanterne dans les marigots».

«En photo, je suis végétarien. Comme un chasseur qui ne mangerait pas son gibier.» Henri Cartier-Bresson

L’anecdote a son importance. Car, pour le fondateur de l’agence Magnum, la photographie est avant tout question de tir. «En photo, je suis végétarien. Comme un chasseur qui ne mangerait pas son gibier. Ce qui le passionne, c’est que le gibier tombe. Moi aussi. Le tir et rien que ça.»

Au fil de ces tête-à-tête, Cartier-Bresson lève le voile sur «sa manie, son obsession, son fanatisme» pour la photographie. «La prise de vue se situe à mi-chemin entre le jeu du pickpocket et du funambule. Un jeu perpétuel, doublé d’une tension énorme.» Lui se définit comme une «boule de nerfs», insupportable pour les gens qui l’accompagnent en reportage. «La différence entre une bonne photo et une photo médiocre, c’est une question de millimètres. J’aime beaucoup regarder un bon photographe au travail. Il y a une élégance, c’est comme une corrida.»

Inventeurs et découvreurs
Souple comme un félin, le Normand explique qu’il aime se fondre dans la foule pour passer inaperçu. «Aujourd’hui, les touristes nous sont d’une grande aide, car ils se promènent toujours avec un appareil autour du cou. Ainsi, les gens sont moins méfiants.»

Très cultivé sans être un intellectuel, Henri Cartier-Bresson a côtoyé tous les artistes français qui ont façonné le XXe siècle. «René Char a écrit quelque part, à propos de la poésie, qu’il y a ceux qui inventent et ceux qui découvrent. Personnellement, je suis plutôt du côté des découvreurs. La photographie a le pouvoir d’évoquer et ne doit pas simplement documenter. Nous devons être des abstraits, d’après nature.»

«La seule chose qui compte, c’est l’instant et l’éternité.» Henri Cartier-Bresson

Dans les années 1970, le photographe remise son Leica pour se consacrer au dessin et à la peinture. «La photographie, c’est l’action immédiate. Alors que le dessin, c’est la méditation.» Comme s’il avait tout dit avec son 24 x 36 cm, ce «carnet de croquis» qui lui a permis de «dessiner de façon rapide et intuitive». Avec, en point de mire, un seul dessein: «Saisir le vif, à bras-le-corps.»hcba

Au fil de ces entretiens, Cartier-Bresson n’est jamais avare d’aphorismes. Du genre: «La seule chose qui compte, c’est l’instant et l’éternité.» Ou: «La photo n’est pas un travail. On y prend un dur plaisir.»

Surtout, ses «confessions» permettent de mieux comprendre ses failles et ses ruptures, comme ses trois ans d’internement en Allemagne, durant la Seconde Guerre mondiale, et ses trois évasions. «Je serai toujours un prisonnier-évadé. On ne me mettra jamais le grappin dessus. L’anarchisme est d’abord une éthique. Chez moi, elle est restée intacte. Le monde a changé. Mais pas la conception libertaire, c’est-à-dire la défiance vis-à-vis de tous les pouvoirs.» De ces années sombres, Cartier-Bresson conservera un matricule – «KG 845» – et une certitude: «Si je fais ce que je fais, c’est par nécessité intérieure.» Tout est dit.

 Henri Cartier-Bresson
Voir est un tout, 
Entretiens et conversations (1951-1998)
Editions Centre Pompidou

 

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