Friedrich Hölderlin: poésie et folie dans la tour

Friedrich Hölderlin (1770-1843) a vécu trente-six ans dans une tour de Tübingen, en écrivant d’étranges «poèmes de la folie». Suite de notre série consacrée aux lieux qui ont abrité ou inspiré la création d’œuvres.tubibgen

par Eric Bulliard

Il hurle, griffe, mord… Ce 11 septembre 1806, la vie de Friedrich Hölderlin bascule. Le poète raffiné, nourri par la Grèce antique, est emmené de force dans un asile d’aliénés, à Tübingen, au sud de Stuttgart. Sa santé chancelante, encore fragilisée par la mort de l’amour de sa vie (la Diotima de ses poèmes), a définitivement basculé dans la folie. Les médecins lui donnent trois ans à vivre. Il mourra trente-six ans plus tard, à quelques mètres de là, dans la tour où l’accueille un brave menuisier.

Ernst Zimmer effectue régulièrement des travaux de menuiserie dans cet hôpital voisin. Il a lu Hypérion (paru en 1797 et 1799) et n’en revient pas de voir ici son auteur. «Le malade ne fait pas plus attention à lui qu’aux autres; il respire bruyamment, roule les yeux, gémit ou multiplie les courbettes pour signifier au visiteur qu’il doit partir», écrit le romancier Peter Härtling dans sa biographie, Hölderlin (parue en français en 1980).

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Impuissants, les médecins proposent au menuisier d’accueillir le poète. Il installe une chambre dans la tour qui donne sur la rivière, le Neckar. Au début, les crises succèdent aux crises. Peu à peu, les soins de la famille Zimmer et les heures passées à observer la nature apaisent le poète. Il continue d’écrire, fiévreusement. Révélés en français par la traduction de Pierre Jean Jouve, parue en 1929 (Poèmes de la folie de Hölderlin), ces textes mystérieux fascinent par leur mélange de distance froide, de mécanique et de douleur.

Les crises de fureur s’espacent, mais Hölderlin ne retrouve pas son esprit. Nombre de visiteurs ont raconté comment il les recevait, toujours debout, avec une exquise politesse. «Il appelle les gens tantôt Votre Majesté, tantôt Votre Sainteté, tantôt Baron, tantôt mon Père», racontera Hans Waiblinger, jeune poète admirateur de son aîné. L’auteur d’Hypérion, lui, se fait appeler «Bibliothécaire princier».

De son côté, Ernst Zimmer a expliqué que «de corps, il est parfaitement sain, l’appétit est bon et il boit sa chopine tous les jours à la même heure. C’est un bien brave compagnon.» Et le menuisier d’estimer que «s’il est devenu fou, ce n’est pas faute d’esprit, c’est à force d’être savant».

L’étrange Scardanelli
Hölderlin ne reste pas enfermé dans la tour. «Il se lève avec le soleil (…) et il va se promener dans le jardin. Il cogne aux murs et cueille des herbes et des fleurs, puis il fait des bouquets et les froisse», a raconté son hôte. Il rit avec les enfants Zimmer. Dans sa chambre blanchie à la chaux, il joue de l’épinette, ses ongles trop longs crissant sur les touches. Il répète le même air, pendant des heures. Il parle tout seul, mélange allemand et français, se pose des questions en répondant toujours par la négative ou répète inlassablement: «Il ne m’arrivera rien…»

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De son écriture quasiment illisible, il couvre des pages et des pages, chaque jour. Quand des visiteurs sollicitent un poème, il répond: «Sur quel thème? Les saisons? L’Antiquité?» Malheur à qui lui demande de signer du nom de Hölderlin: «Je ne porte pas ce nom! Je m’appelle Scardanelli!» Un jour, on évoque devant lui Diotima, soit Suzette Gontard (la mère d’un élève au temps où il était précepteur): «Ne me parlez pas de ma Diotima. Elle m’a donné treize fils; l’un est pape, l’autre sultan; le troisième, empereur de Russie. Et savez-vous ce qui est arrivé? Folle, elle est devenue folle, folle, folle.»

«Oncle Fritz»
Au fil des ans, Hölderlin signe de plus en plus souvent de ce mystérieux Scardanelli, en ajoutant: «Avec humilité.» Il date ses textes du 15 novembre 1759, du 24 janvier 1676, du 24 mai 1748… Bien qu’issus de la folie, ses poèmes restent étrangement ancrés dans le réel, suivent le rythme des saisons. Comme cet Eté: «Le jour marche à travers le monde et les vallées / Avec sa force irrésistible, avec ses rayons / Et les nuages vont en paix sur les hauts espaces / On dirait que l’année traîne dans la splendeur.» Ils s’adressent aussi à son hôte («Ce que l’on est, un Dieu pourra le compléter / Avec des harmonies et la paix éternelle»), évoquent la vue de sa fenêtre, la mort ou la naissance d’un enfant.

«Je ne suis plus rien»
Ernst Zimmer, qui avait 35 ans, quand il a accueilli le poète, meurt en 1838, à 68 ans. Sa fille Lotte continue à prendre soin de Hölderlin, jusqu’au dernier jour. Cadette des trois enfants Zimmer, née en 1813, elle s’est prise d’affection pour celui qu’elle appelle «Oncle Fritz». De son côté, il lui donne du «sainte Vierge Lotte». «J’ai l’honneur de vous annoncer la bien triste nouvelle de la mort de Monsieur votre frère bien aimé, qui s’est éteint sans douleur», écrit-elle à Karl Gock le 7 juin 1843.

L’agréable de ce monde, je l’ai goûté / Depuis longtemps, longtemps! Les heures de jeunesse / Sont écoulées. Avril et mai et juin sont déjà loin / Je ne vis plus de bon cœur et ne suis plus rien.

Hölderlin meurt à 73 ans, dans la tour de Tübingen, aujourd’hui devenue modeste musée. Dans le livre de Peter Härtling, cette moitié de sa vie occupe à peine vingt pages, sur 480. Comme pour ne pas occulter l’essentiel de l’œuvre: s’il est un des plus grands poètes allemands, c’est d’abord pour Hypérion, La mort d’Empédocle, ses élégies (Pain et vin, par exemple), ses hymnes (Patmos)… En comparaison, les textes des derniers temps relèvent pres-que de l’anecdote.

N’empêche que cette figure du poète enfermé dans sa folie n’a cessé de fasciner. Tout comme cette poésie à l’état pur, surgie en droite ligne d’un autre univers. Avec ses vers poignants de simplicité: «L’agréable de ce monde, je l’ai goûté / Depuis longtemps, longtemps! Les heures de jeunesse / Sont écoulées. Avril et mai et juin sont déjà loin / Je ne vis plus de bon cœur et ne suis plus rien.»

Peter Härtling, Hölderlin, Seuil
Pierre Jean Jouve, Poèmes de la folie de Hölderlin, J.O. Fourcade

 

Dans la chambre vide du poète

Deux chaises, au centre de la pièce, et un bouquet de fleurs des champs. C’est tout. Des poèmes au mur, sur les saisons. L’élégant parquet grince. Les fenêtres de la tour donnent sur le jardin, sur les eaux verdâtres du Neckar et une allée de platanes. Derrière, la ville nouvelle de Tübingen. Quand Friedrich Hölderlin passait des heures à cette fenêtre, il ne voyait que la campagne.

Emotion de l’imaginer trente-six ans (de 1807 à sa mort, en 1843) dans cette chambre semi-circulaire. Même si ce n’est plus vraiment celle-ci: la maison a été reconstruite, presque à l’identique, après un incendie, en 1875.

Soigné, apaisé par le menuisier Zimmer et sa famille, Hölderlin a continué à écrire ici des poèmes surgis d’un monde connu de lui seul. Au rez-de-chaussée du musée, on en voit quelques-uns, de ces «poèmes de la folie» manuscrits, quasiment indéchiffrables. Un rien vieillotte, l’exposition permanente n’a pas grand-chose à offrir aux non-initiés: quelques lettres, des éditions originales, d’émouvants portraits dessinés, des coupures de journaux annonçant la mort «der Dichter M. Hölderlin, 73 J. alt».

Hommage très moche
La maison, une des vues les plus connues de Tübingen, se situe sur l’ancien mur d’enceinte de la ville. On y accède en quittant la touristique Neckargasse pour descendre le pavé de la Bursagasse. Un théâtre de poche, un restaurant italien, une librairie féministo-lesbienne… et, au milieu, une minuscule ruelle avec un panneau «Hölderlinturm».

En face du pâté de maisons, l’imposant bâtiment appelé Bursa, aujourd’hui propriété de l’université. A l’époque, il abritait une clinique, où Hölderlin a été interné, en 1806. Ernst Zimmer habitait donc à quelques mètres seulement. Un peu plus haut se trouve le Stift, le séminaire où le poète a suivi ses études de théologie, avec Schelling et Hegel, de 1788 à 1793.

Autant dire que cette partie de Tübingen reste habitée par Hölderlin. La ville a voulu le souligner: il y a deux ans, elle a inauguré ici une sculpture en hommage à Lotte Zimmer (1813-1879), la fille du menuisier. Son dévouement bouleversant méritait bien une statue, œuvre de Johannes Kares. En bronze et très moche, malheureusement.

www.hoelderlin-gesellschaft.de
(site en partie en français)

 

Tübingen, sa vieille ville…

Situé à une quarantaine de kilomètres au sud de Stuttgart (à 140 km de Schaffhouse), Tübingen est surtout connu pour sa pittoresque vieille ville et son université, où a enseigné Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI. La ville a connu son lot de célébrités: des plaques indiquent que Goethe a séjourné dans telle maison, que Hermann Hesse a travaillé dans telle librairie. Au château se trouvait le laboratoire où fut découvert l’ADN.holderlinci

Et Hölderlin? Outre la tour-musée, une rue porte son nom, non loin du cimetière où se trouve sa tombe, touchante de simplicité. La Hölderlinstrasse longe l’ancien jardin botanique où, en 1881, a été érigée une étrange statue néoclassique, dédiée au poète. Sale et couverte de tags.

 

 

 

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