Un plaisir de plus en plus solitaire

Jacques Dupin est mort le 28 octobre, à 85 ans. Qui osera dire que ce n’est pas l’événement de ce mois? Souvenir de ce choc en découvrant Le grésil, en 1996, en goûtant cette poésie âpre, ce souffle à la fois ténu et tranchant. «Le froid, le fendre / et sonner comme une pierre / devenue aveugle / devenue / lumière errante».dupin

Jacques qui? Oui, je sais. A une époque où Grand Corps Malade passe pour un poète, les Bogdanoff pour des scientifiques et le PSG pour un grand club, la disparition de Jacques Dupin ne peut émouvoir dans les chaumières. Qui n’en sont plus depuis longtemps, des chaumières. A peine quelques lignes par ci, par là, reprises d’une dépêche, pour rappeler que ce poète majeur était admiré par Paul Auster, qu’il avait fréquenté Giacometti, Miro et Tàpies. Non, pas Bernard, pas l’ancien président de l’OM…

Jacques Dupin avait la politesse de l’exigence, pour paraphraser Jean Genet («la difficulté, c’est la courtoisie de l’auteur pour le lecteur»). Parce que la poésie n’a rien à faire avec les rimes à deux balles et le slam à six sous. Parce qu’elle est plus profonde, souterraine. Riche comme la terre, ferme comme la pierre.

Comme disait un vieil ami, un de ces soirs de lucidité arrosée: «De toute façon, on est toujours seul.» Jacques Dupin est mort et je me suis senti bizarrement seul. Pas vraiment abattu de chagrin. Après tout, je ne l’ai jamais rencontré et son œuvre, aussi importante soit-elle, ne m’est pas aussi familière que d’autres. Mais un curieux sentiment, presque de la peur: celle de bientôt être un des derniers à lire Jacques Dupin, à lire Jaccottet, Bonnefoy, Esteban… A préférer le vélin pur fil Lafuma à l’iPhone 5. Qui a dit que ce n’était pas au moins la fin d’UN monde?

Le jour de la mort de Jacques Dupin, je découvrais dans une librairie du Vieux-Lyon (je sais, ça fait frime), un recueil de traductions de Georg Trakl par Guillevic. Bonheur intense… et solitaire! Vertige: avec qui le partager? Qui pour comprendre la joie de cette découverte? Et cette honte: j’ignorais que Guillevic eût traduit Trakl! Je le confesse ici et croyez bien que je n’en suis pas fier.

Dans un monde idéal, un tel aveu me vaudrait la risée de tous. Dans ce même monde, nous passerions des soirées entières à relire Jacques Dupin, à réciter des haïkus traduits par Philippe Jaccottet, à reprendre pour la centième fois les Contrerimes de Paul-Jean Toulet… Et on rirait, on rirait! On formerait un club et on se réunirait pour dîner, le mercredi soir.

par Eric Bulliard

 

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