Antonio Bruni, un fabuleux héritage pictural

Jusqu’au 25 novembre, la galerie de Rue expose une soixantaine de tableaux d’Antonio Bruni, issus des quelque 800 œuvres que le peintre a léguées avant sa mort en 2008. L’histoire insolite d’un fabuleux héritage pictural, qui commence par une rencontre fortuite sur des chemins de montagne.

par Yann Guerchanik

«C’était inscrit dans le ciel. Quand des gens doivent se rencontrer, ils se rencontrent.» Antonio Bruni prononça ces mots quelques heures avant de mourir, le 30 juillet 2008. Il les adressa à Bernard Mivelaz, l’homme resté à son chevet au crépuscule de sa vie. Un médecin vaudois rencontré par hasard un mois plus tôt, sur les chemins de montagne entre Charmey et Cerniat. C’est le début d’une histoire dont l’épilogue prend la forme d’un livre et d’une exposition à voir jusqu’au 25 novembre, à la galerie de Rue.

Dans cet endroit insolite, communément appelé la maison Basler, les visiteurs pourront admirer une soixantaine de peintures et des dessins d’Antonio Bruni. Ces œuvres sont issues du fabuleux héritage pictural que l’artiste a laissé à l’association Persis Valais présidée par Bernard Mivelaz.

En tout, près de trois cents tableaux, pour la plupart des huiles sur bois, et plus de cinq cents dessins ont été légués. Une grande majorité des œuvres sont reproduites dans un livre qui vient de paraître, comme un hommage à celui qui peignait éperdument, reclus dans son chalet des Blancs Ruz.

L’histoire d’une rencontre
Quelques jours avant le double vernissage de l’exposition et du livre, qui a eu lieu samedi soir, Bernard Mivelaz nous confiait son sentiment sur sa rencontre avec le peintre ermite: «J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une étonnante coïncidence. Mais Bruni possédait une telle sensibilité…»

Comment, en effet, ne pas voir autre chose que le fruit du hasard dans cette journée de juin 2008? En séjour dans la vallée de la Jogne, le Dr Mivelaz et son épou-se avaient pris l’habitude de se promener sur un parcours en particulier. Ce jour-là, un incon- nu les y attendait. La veille, ils avaient déjà croisé cet homme longiligne: «Nos regards se rencontrèrent, suivis de quelques échanges de mots sans importance», écrit Bernard Mivelaz dans le livre.

Mais cette fois-ci, l’inconnu se montra plus entreprenant. «Sans hésitation il me demanda si nous pouvions faire quelques pas ensemble et me posa ces étranges questions:

– Connaissez-vous l’église de Monreale en Italie?
– Oui. J’y ai été il y a bien longtemps.
– Et qu’avez-vous vu?
– Des mosaïques dorées d’une grande richesse.
– Mais quel est leur style dans la partie inférieure de l’édifice?
– Byzantin, je crois…

Et il enchaîna:
– C’est vous que j’ai choisi pour reprendre tous mes tableaux après ma mort 
Et vous les vendrez au profit d’enfants malheureux.

Bernard Mivelaz et Antonio Bruni ne se connaissaient pas. Le peintre semblait pourtant s’adresser au docteur en connaissance de cause: «Vous savez que je suis médecin et que j’aide des enfants en Afrique?» lui demanda ce dernier. Avant de s’entendre répondre: «Non, mais cela est ainsi. Je le sais. C’est inscrit dans le ciel.»

L’ombre au tableau Dans le chalet des Blancs Ruz, face à la Valsainte, le couple de promeneurs découvrit bientôt les trésors dont l’artiste était capable. Puis vint l’annonce intime, celle qui commandait Bruni d’agir avec un tel empressement. La mort était à sa porte et délaisser ses tableaux le plongeait dans un profond effroi: «Ces tableaux, ce sont mes enfants et je dois les protéger. Ils seront bientôt orphelins», retranscrit Bernard Mivelaz.

Après une nuit de tourment et de réflexion, le docteur acquiesça à la demande du peintre comme on accepte l’évidence. Il le convainquit néanmoins de quitter exceptionnellement les hauteurs pour se rendre à l’hôpital de Riaz. Antonio Bruni y subit des examens qui confirmèrent l’issue fatale qu’il pressentait intimement.

«Il avait une angoisse extrême de la mort, qu’il gérait pourtant avec un grand calme», se souvient Bernard Mivelaz. Pour rendre l’inéluctable plus paisible, Antonio Bruni voulut retrouver sa modeste demeure et, surtout, passer les derniers moments de sa vie en compagnie de ses tableaux.

Une œuvre vivante Bernard Mivelaz et Marie Irène, son épouse infirmière, lui prodiguèrent les soins à domicile. Durant cette période, Antonio Bruni invita ses nouveaux compagnons à pénétrer plus profondément dans ses tableaux. «Pendant quinze jours, on les a tous passés en revue et Bruni expliquait chacun d’entre eux. Les commentaires qui apparaissent dans le livre sont issus de quelques enregistrements que j’ai pu faire de ces moments.»

Ceux qui ont connu le peintre savent en effet à quel point il pouvait fournir des explications détaillées sur ses tableaux et combien il aimait révéler leurs secrets au-delà des couleurs. Les amateurs qui venaient le trouver avaient souvent droit à un interrogatoire: «Que voyez-vous à cet endroit? Que signifie pour vous ce détail?»

Le docteur et le peintre enchaînèrent également de nombreuses conversations sur la mort. «Le fait d’en parler l’a sans doute apaisé», s’émeut Bernard Mivelaz. Un baume encore lui permit de trouver un doux soulagement: Bruni savait désormais que ses tableaux ne seraient pas seuls, que ses «enfants» serviraient à d’autres.

L’exposition qui se tient à Rue est le fruit d’une belle histoire. Chacun y trouvera la morale qui lui convient. Pour notre part, on se contentera d’un simple constat: le ciel comme le hasard font parfois bien les choses.

Rue, galerie de Rue, Antonio Bruni et Jacques Basler, jusqu’au 25 novembre, du mercredi au vendredi de 17 h à 21 h, les samedis et dimanches de 14 h à 21 h. Le livre Antonio Bruni et l’enfant du Sahel aux Editions Zénobie

 

Bruni, ermite prolifique

Antonio Bruni peignait sur son alpage en face de la Valsainte. Né de mère tessinoise et de père tsigane d’Italie du Sud, l’artiste est décédé en 2008 à l’âge de 61 ans. Il s’installa dans la région lorsqu’il avait une trentaine d’années. Il travailla un temps comme garde-génisses. Bon nombre de ses tableaux témoignent du regard singulier qu’il portait sur la Gruyère. Sous son pinceau, celle-ci fourmille d’allégories et de symboles. Bruni peignait le monde de l’alpage et des armaillis qu’il connaissait de l’intérieur.

Parfois catalogué comme peintre de poyas, Antonio Bruni couchait sur ses panneaux de bois bien d’autres thèmes. D’autres géographies, d’autres mythologies, l’Inde, l’Himalaya ou la Grèce. L’inspiration lui venait, entre autres, des périples qu’il avait accomplis dans ces pays. Parmi les œuvres qu’il laisse en héritage figurent par ailleurs des carnets de voyage.

Antonio Bruni a peint énormément. D’autres réalisations témoignent de son intérêt pour les écritures qui fixent les langages et les mosaïques, comme celles qui composent le sol de la basilique Saint-Marc, à Venise. A son œuvre s’ajoutent encore les peintures influencées par les classiques (Fantin-Latour, Rubens, Le Greco). Bruni s’exprimait en refusant le choix stylistique, dans une collusion de personnages, de paysages et de situations.

Il était doté d’une virtuosité technique qui le rendait capable de copier les grands maîtres. Féru d’iconographie, il passait de l’abstraction graphique à la figuration minutieuse. Il ménageait l’ombre et la lumière. Il ne voyait jamais l’un sans l’autre.

Peintre encore méconnu, il n’a fait qu’une seule fois l’objet d’une exposition d’envergure. C’était en 2004, au château de Gruyères. Le mois dernier, La Distillerie, à Bulle, exposait une dizaine de ses œuvres en rapport avec la Gruyère. En 2014, plusieurs institutions de la région prévoient de lui consacrer une grande rétrospective. YG

 

Basler reçoit Bruni chez lui

«D’habitude, je suis très strict… un mur, un tableau!» Pour Bruni, le bouillonnant Jacques Basler a fait une exception: «Il y a tellement de peintures et nous voulons que les gens puissent les voir, pas seulement dans le livre.» Sur les trois étages de la galerie de Rue, les œuvres ne manquent pas. Outre les tableaux et les dessins de Bruni, les visiteurs pourront apprécier les sculptures du maître des lieux. Précisons d’emblée que Jacques Basler n’est pas seul maître à bord, son épouse Adriana se charge également de donner son âme à la galerie.

Basler y présente comme de coutume ses bronzes classiques. Six nouvelles sculptures sont également exposées. Des pièces uniques qu’il a réalisées dans son atelier sicilien en vue de l’événement. Un événement particulier pour le galeriste: «Il est rare que nous exposions un artiste disparu. Mais à travers la rencontre entre Bruni et le Dr Mivelaz, à travers cette histoire, pour moi Bruni est toujours vivant.» Basler le sculpteur a d’ailleurs trouvé chez le peintre une source d’inspiration: «Si je n’avais pas vu les tableaux grecs de Bruni, je suis persuadé que ma dernière sculpture représentant un couple ne serait pas ainsi faite.» YG

 

En faveur d’un centre médical au Sahel

Agé de 63 ans, le Dr Bernard Mivelaz a notamment été chef de clinique au CHUV avant de travailler vingt et un ans dans le cabinet qu’il a ouvert avec sa femme Marie Irène, à Renens. Le couple se consacre ensuite exclusivement à la médecine humanitaire. En 2008, Bernard Mivelaz fonde l’association Persis Valais. Cette dernière soutient le centre médicochirurgical pédiatrique Persis, dirigé par le Dr Zala et situé à Ouahigouya, au nord du Burkina Faso. Dans cette région aride du Sahel, ce centre médical privé à but non lucratif soigne les enfants qui souffrent de malnutrition endémique et de maladies tropicales et infectieuses. Il est organisé pour traiter les malades en ambulatoire ou en hospitalisation. Il est notamment doté d’un secteur hospitalier pédiatrique, d’un bloc opératoire et d’un centre de réhabilitation et d’éducation nutritionnelle. Les fonds récoltés grâce à la vente du livre et des tableaux de Bruni serviront à aider le centre dans son fonctionnement. YG

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